samedi 28 décembre 2013

Henry's a coupé le fil

Henry's six mois sur un fil
Géant Casino, Saint-Etienne, 1973
Photo Archives du Progrès


Henry's 80 ans et toujours
en l'air, Dunières, 2011

C'est par une brève du Progrès que j'ai reçu l'information, hier: Henry's, le funambule est décédé. Maître des traversées de grands espaces réalisées sur un fil, à pied ou à moto, il était Théodore dans Les Virtuoses du corps, de Stéphane Héas qui ne s'était pas trompé en l'identifiant comme un être exceptionnel.
A 82 ans, Henry's a coupé le fil. Après avoir vécu et été reconnu par ses exploits d'équilibriste, il a rompu le câble pour éviter l'étiolement du corps.
Cette nouvelle m'a pincé le coeur parce qu'Henry's était un personnage de mon enfance. Il apparaissait de temps à autre à l'occasion d'un nouvel exploit, au sommet d'un bâtiment improbable ou traversant un nouveau précipice. Et puis, Stéphane Héas m'en a reparlé il y a de cela quelques mois, avec beaucoup d'émotion et même de tendresse.

Je me suis souvenu d'Henry's il y a quarante ans, sur le parking du Géant Casino de Saint-Etienne où nous étions allés en famille, un dimanche de 1973. J'avais été déçu de voir qu'il avait un petit abris où il pouvait s'asseoir, se laver, manger, dormir... Mon imagination enfantine ne s'était, jusque là, pas embarrassée de considérations si matérielles. Passer six moi sur un fil, c'était sur un fil, pas dans une cabane, fut-elle d'un m2 à vingt mètres du sol.

On en parlait en ville. C'est pour cela que mon imagination s'était enfiévrée à l'idée de voir cet homme capable de vivre en l'air.

Toute la ville en parlait puisque c'était dans Le Progrès.
Au collège, il y avait ceux qui l'avaient vu et les autres. Je faisait partie des premiers sans avouer ma déception.

Depuis cette époque, Henry's, évoque pour moi la ville ouvrière fière d'elle-même et de ses valeurs de solidarité et de simplicité, symbolisée par "le Géant", les crassiers, le Puits Couriot, la place "Marengo" et le stade Geoffroy Guichard. D'ailleurs, tous ces sites ont été traversés ou explorés par ce funambule qu'on jugeait quand même un peu fou pour aller se percher comme ça.

Stéphanois de légende, comme le titre la galerie de photos du Progrès, il prend place du côté des magiciens donnant du rêve aux enfants bien après leur enfance.



mercredi 4 décembre 2013

Le corps contrarié: Annabel de Kathleen Winter

Annabel, de Kathleen Winter a obtenu le prix de la librairie Lucioles 2013, décerné le 3 décembre 2013 à Vienne (38).
Kathleen Winter, Annabel,
Christian Bourgois, 2013
Ça n'est pas le Goncourt ni le Renaudot. Ça n'est pas le prix des lecteurs de l'Express ou du Livre de poche, ni le grand prix des lectrices de Elle. Ça n'est donc pas un prix dont on parlera dans la presse parisienne. Et pourtant...

Le prix Lucioles a été attribué quasiment à l'unanimité par un jury de libraires et de lecteurs alors même que:
1) le thème ne séduisait pas a priori, voire même rebutait, certains de ses membres et que
2) la sélection des 7 livres retenus était, de l'avis de la grande majorité des membres du prix, une très bonne sélection.
Qu'est-ce qui a donc fait qu'Annabel a été classé en première position par la quasi-totalité des membres du jury et d'abord, de quoi est-il question?


L'histoire d'Annabel peut être posée en quelques mots. La quatrième de couverture retenue par l'éditeur, Christian Bourgois suffit pour introduire le récit:
«En 1968 au Canada, un enfant voit le jour dans un village reculé de la région du Labrador. Ni garçon ni fille, il est les deux à la fois. Seules trois personnes partagent ce secret : les parents de l'enfant et Thomasina, une voisine de confiance. Ces adultes prennent la difficile décision de faire opérer l'enfant et de l'élever comme un garçon, prénommé Wayne. Mais tandis que ce dernier grandit, son moi caché - une fille appelée Annabel - ne disparaît jamais complètement...»

Les choses ainsi posées, l'ouvrage peut tout aussi bien attirer que rebuter le lecteur. En ces temps de débats passionnés sur le genre où s'expriment parfois violemment les certitudes les plus profondes sur ce qu'est un homme et ce qu'est une femme, Kathleen Winter produit un ouvrage apaisant sur un sujet complexe, souvent traité avec approximation et préjugés.
J'ai moi-même lu Annabel avec une certaine curiosité et surtout une certaine appréhension. Pour avoir abordé dans des travaux antérieurs le thème du changement d'identité, de la transformation du corps et des assignations identitaires de genre, je craignais les jugements de valeurs glissés dans une phrase anodine, j'appréhendais les idées reçues. Bref, je me demandais comment l'auteur allait s'en sortir avec cette histoire de corps non conforme dont il faut bien – socialement et dès la naissance – faire quelque chose. Certes, il était possible de lire en quatrième de couverture que «bien plus que des questions de chromosomes, Annabel traite de la propension des humains à la cruauté, au mépris et à l'ignorance, tout autant qu'à la tolérance, à la générosité, à la force. La réussite de Winter ici est tout aussi miraculeuse que la naissance de Wayne.» (Christine Fischer, The Globe and Mail). Une règle de lecteur consiste à ne pas faire confiance aux extraits choisis par les éditeurs pour vendre leur livre.
Et pourtant, le sujet de l'indétermination initiale de sexe est traité remarquablement. Annabel illustre avec nuance et justesse comment la question des chromosomes est avant tout une question sociale, comment le biologique questionne le politique et comment le corps quotidiennement vécu nourrit les relations à autrui.
Dès les premières pages, Kathleen Winter pose le problème de la rencontre entre une aberration biologique et le destin social dans lequel elle s'inscrit. J'emploie ici le terme aberration au sens premier de déviation, d'écart par rapport à une norme attendue. Or, c'est précisément l'aberration physiologique de Wayne qui détermine son histoire. Tout au long d'Annabel, Kathleen Winter explore les conséquences sociales depuis la naissance de cette anomalie et le secret qui l'entoure jusqu'à l'âge adulte. Et elle le fait sans tomber dans les stéréotypes.
Annabel est l'histoire d'un corps contrarié dès la naissance par son père et son désir d'avoir un fils, par le médecin qui se préoccupe de «créer une anatomie masculine crédible» et «de déterminer le vrai sexe de l'enfant». Ce double désir de normalité n'est pas condamné par Kathleen Winter. Il est raconté comme un élément de la réalité. Treadway, le père, tente de contrarier cette nature dont il ne comprend pas la manifestation, lui qui, pourtant, vit au plus près de la nature du Labrador. Sans théorie, sans propos moralistes, Kathleen Winter donne à voir la construction du genre à travers les tentatives de Treadway de guider son fils sur les chemins de la masculinité, en lui demandant de l'accompagner à la pêche, en lui enseignant les techniques du bois et de la trappe, de la réparation des bateaux et de l'entretien de la maison... en prenant soin «d'emmener Wayne dans la remise plus tôt qu'il ne l'aurait fait avec une fille».
Car «Treadway est un homme du Labrador» et il fait tout pour que Wayne le devienne aussi. Treadway contrarie le corps de Wayne pour qu'il «reste» son fils comme un botaniste contrarie les arbres pour les forcer à prendre une forme voulue. Dans ce Labrador de la fin des années 1960, Jacinta, sa mère, a, elle, «toujours trouvé que le mot fille était beau».
Wayne est pris entre le désir du père et celui de la mère.
Il est aussi pris par son corps et par les émotions qu'il ressent au fur et à mesure de sa socialisation. Il prend très tôt conscience de sa singularité, comme le suggère cet extrait: «Wayne entend les garçons parler. Le bal de fin de scolarité, pour les garçons de Croydon Harbour, signifie bière, haschich, parking, soutiens-gorges à dégrafer et les filles à faire boire suffisamment pour baiser avec elles. Il entend parler les filles également. Pour elles, il s'agit de tomber amoureuses, mais, auparavant, de trouver la robe qui convient.» Wayne est entre les deux, soumis à l'injonction de se comporter en garçon et aiguillé par un désir qu'il ne comprend pas.
Son corps lui rappellera cet entre-deux, tout comme la tension entre les prénoms "Wayne" reçu du baptême et "Annabel" (Amble) déposé dans un chuchotement "sur l'enfant avec la légèreté du pollen" par Thomasina, la voisine et amie.
Kathleen Winter ne tombe jamais dans les stéréotypes pour rendre compte de ces tensions. Au contraire, elle conserve une justesse dans l'évocation des émotions qui interdit de juger les personnages.
C'est ce qui fait d'Annabel, un grand livre. Un livre qu'on peut offrir, partager, relire aussi, tant il dit des choses sur le monde et ses zones d'ombre, sur les humains et ce qui les lie, sur les angoisses et les désirs. C'est aussi un roman que je n'hésiterai pas à conseiller auprès de mes étudiants comme auprès des professionnels de l'éducation, notamment celles et ceux qui intègrent dans leur activité les questions de genre et d'identité.
Annabel, prix Lucioles 2013, est enfin un roman dont l'écriture suggère, indique, effleure les réalités. C'est une  histoire bien racontée dont on conserve les émotions longtemps après l'avoir fermé.

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Vouloir changer de sexe lorsqu’on est enfant: Je glisse en complément, un reportage de Radio-Canada sur les enfants transgenres au Canada dont j'ai pris connaissance le lendemain de l'attribution du prix Lucioles à Annabel (le 4 décembre 2013 donc). Les enjeux de l'éducation, de l'accompagnement, les angoisses de l'adolescence, l'adoption d'une nouvelle identité, les violences subies par l'entourage notamment scolaire..., tout y est en 6'44 (après les pubs).

Le jour où j’ai stoppé les Popovs dans le Bugey* « Comme il faut mal aimer son peuple pour l’envoyer à des choses pareilles. À présent je...