Caster Semenya représente l'Afrique du Sud sur 800m femmes à Rio 2016 |
C'est le genre d'histoire qui plaît aux médias: la petite fille pauvre, noire, dont les parents ont connu l'Apartheid, la fée qui se penche sur son berceau et la petite fille qui échappe à son destin à force de travail, d'effort, de sacrifices, qui réussit au plus haut niveau en allant gagner l'or aux championnats du monde, dont le mérite est d'autant plus grand qu'elle est venue de rien, ou presque rien... Une métaphore de la vie dans un contexte compétitif cruel, impitoyable: Voyez ce que permet le sport et tout le tralala.
Écrire sur Caster Semenya après avoir contribué au bel ouvrage coordonné par Sandy Montanola etAurélie Olivési Gender testing in sport, Ethics, cases and controversies (dont je fais suivre le sommaire en fin d'article) a-t-il encore un sens? Sans doute lorsque l'on voit la violence et la maltraitance médiatique dont, sept ans après Berlin, elle est encore la victime.
Cette violence (ici, ici ou là) est toujours la même.
Elle met en cause l'identité sexuelle de Semenya et lui dénie l'accès aux courses de femmes.
Elle est tellement manifeste qu'elle donne lieu à de nombreuses réactions, un peu partout dans le monde: Dans Capturing Semenya Jennifer Doyle, montre par exemple comment le traitement médiatique de Semenya contribue à la stigmatiser; Katrina Karkasis, quant à elle rapporte ici la violence que subissent Caster Semenya comme la sprinteuse indienne Dutee Chand, à travers les spéculations récurrentes, humiliantes et cruelles développées dans la presse.
Ce qui fonde ces jugements combinant sexisme, racisme, homophobie, transphobie a été développé dans Gender testing in sport, Ethics, cases and controversies.
Je vais ici mentionner quelques points que j'y ai développés, pour tenter de comprendre ce qui fait que Caster Semenya est tellement exposée aux remarques irrespectueuses.
En premier lieu, ce qui a généré tant de réactions dégueulasses, c'est le fait que Caster Semenya en 2009 n'était pas assez féminines ou du moins, ses détracteurs la jugeaient trop masculine. C'est la principale infraction qu'elle a alors commise. Elle n'a pas triché. Elle n'a pas été condamnée pour dopage.
Elle a juste gagné, brillamment, sans respecter par ailleurs les codes de la féminité exacerbée (coiffure, ongles, maquillage, bijoux...) que les athlètes ne manquent pas d'adopter lors des retransmissions télévisées, et ceci d'autant plus que leur corps musclé les écarte de la norme corporelle féminine (fine, mince, tonique, sans être trop musclée).
Elle a dérogé aux exigences esthétiques imposées (plus ou moins implicitement) aux athlètes.
Dès lors, elle a été suspectée de ne pas être une vraie femme.
Elle a été jugée non pas d'avoir fait quelque chose, mais d'être différente.
Les moqueries, les critiques ont porté sur son identité, sur ce qu'elle est.
C'est ce qui fonde le racisme, le sexisme.
Caster Semenya, 18 ans, remporte le 800m femmes à Berlin, 2009 |
Caster Semenya (tout comme Oscar Pistorius et Markus Rehm dans le domaine du handicap) bousculent ces catégories auxquelles l'institution sportive s'accroche. Elle a été trop forte trop tôt (trop jeune donc, venant taquiner et un peu plus, les anciennes, installées dans les palmarès). Elle est noire et un certain nombre de réactions sont empreintes de racisme (tout comme celles qui sont faites à chaque victoire de Serena Williams en tennis). Ainsi a-t-elle pu être traitée de "gorille coureur". Elle est suspectée d'être un travesti, un "tranny", ces transgenres de la pornographie qui gardent leur sexe d'homme sur un corps hyper féminisé pour faire bander les hétéros de souche. Elle est aussi, fort logiquement, désignée comme lesbienne (ce qui, il faut bien le souligner, est en contradiction avec un certain nombre de jugements précédents).
Bref, elle transgresse à tout va.
Semenya nous dit ainsi beaucoup de choses sur le monde, sur les rapports hommes/femmes, sur les normes corporelles, sur le genre, sur la biologie des sexes aussi (illustrant un aspect du continuum défendu dans les travaux d'Anne Fausto-Sterling, traduits il y a peu en français sous le titre de Corps en tous genres. La dualité des sexes à l'épreuve de la science et publiés à la Découverte, 2012; illustration qu'on peut prolonger en consultant Combien y a-t-il de sexes? dans le Journal du CNRS)
Caster Semenya nous dit aussi beaucoup de choses sur le sport et sur son formidable pouvoir de normalisation.
Face aux immondices qui se déversent sur elle, mais aussi face à la méconnaissance, je ne souhaite qu'une chose:
que Caster Semenya puisse poser, médaille au cou, avec son remarquable sourire aux lèvres.
Pour aller plus loin:
Sandy Montanola et Aurélie Olivési, Gender testing in sport, Ethics, cases and controversies (Routledge, 2015)
Sommaire/Table of contents
1. From Apartheid to Segregation in Sports: the transgressive body of Caster Mokgadi Semenya (Philippe Liotard) 2. Gender Verifications vs. Anti-Doping Policies: sexed controls (Anaïs Bohuon & Eva Rodriguez) 3. Unfair Advantage and the Myth of the Level Playing Field in IAAF and IOC Policies on Hyperandrogenism: when is it fair to be a woman? (Sylvia Camporesi & Paolo Maugeri) 4. Categorizing and Attributing the Sex of Individuals: history of the science, law and ethics(Laurence Brunet & Muriel Salle) 5. Caster Semenya and the Intersex Hypothesis: on gender as the visual evidence of sex (Fabien Rose) 6. From the Implicit to Aporia: the specificities of the Caster Semenya case as a "discursive moment" (Aurélie Olivesi) 7. From Sports to Science, Rhetorical and Power Issues in the Media Coverage of Caster Semenya (Sandy Montañola) 8. "Caster Semenya - the ncients would have called her god." The International Re-Imagining and Remaking of Sex and the Art of Silence (Elaine Salo) 9. Gender, Silence, and a Queer New World: Caster Semenya and unfixed ambiguity (John M. Sloop) 10. Afterword (Silvia Camporesi)
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