Princesse va à la fontaine. Elle tourne le robinet, rien ne coule. Elle va un peu plus loin dans le parc, s’accroupit et pisse sur l’herbe jaune. Elle revient à la voiture de son pas d’enfant mal réveillé. Elle marche, seule, sur le trottoir, longeant les voitures où dorment les familles.
En passant devant celle de l’oncle Anton, elle croise son regard. Allongé sur le siège du conducteur, il a les yeux ouverts, noirs comme sa moustache, sous un front plissé, soucieux. Il les a ouverts tôt, dès que le ciel a blanchi, comme chaque matin. Il regarde à peine passer Princesse, les yeux vite perdus à nouveau, le regard brouillé par des pensées persistantes. Rester? Partir? où aller?
Princesse continue à marcher sur le trottoir. Un bus passe. Dans le bus qui ralentit, un homme la voit, la regarde, sursaute, se demande. Que fait là cette petite, toute seule? Puis il voit les voitures, les cartons, les bâches tendues pour se protéger du soleil. Elle n’est pas perdue. Elle est chez elle, près des siens. L’homme est soulagé mais il garde une drôle d’impression à la vue de la gamine, seule sur le trottoir de la ville, au petit matin.
Princesse retourne à la fontaine. Elle marche sur la boue séchée. Il fait chaud depuis plusieurs jours. Les messages de prévention de la canicule fleurissent sur les panneaux de la ville: « Canicule, attention, pensez à vous hydrater ». Princesse ne les lit pas ces panneaux, elle ne sait pas lire, ses frères et soeurs non plus. Ses parents, oui, ils le savent mais les mots canicules et hydrater ne sont pas dans leur vocabulaire français, frustre, limité au minimum pour survivre ici, loin de leur vie d’avant, dans leur nouveau chez eux, provisoire.
L’oncle Anton pense qu’au moins, ici, personne ne les chasse. Pas encore. Il y a bien ce problème de l’eau qui devient gênant pour se laver, cuisiner et surtout pour boire, avec cette chaleur, rafraîchir les enfants qui il y a peu jouaient à la fontaine, rafraîchir la vieille Omiliana qui, au plus chaud de la journée, peine à supporter la chaleur, malgré l’ombre des arbres, la vieille femme qui réclame alors qu’on mouille son mouchoir qu’elle se passe sur le front et dans la nuque en toute lenteur.
Princesse voit arriver ses frères, Zoran et Django, il sont déjà vifs, courent vers la fontaine, font le même constat. Ils pestent. Ils courent vers l’autre fontaine. Coupée, elle aussi, il râlent. Zoran joue avec Django. Ilmiya s’est levée elle aussi. Elle regarde ses frères depuis le trottoir. Les quatre enfants ont quitté la voiture, réveillés par le jour, comme chaque jour. Ils sont venus voir la fontaine, comme chaque jour. Ce matin, elle est encore coupée. Ce qui fait râler les garçons c’est qu’il vont être de corvée d’eau. Ils attendent en jouant que leur père ou l’oncle Anton les y envoie.
Princesse a cinq ans. Ses yeux sont déjà tristes. Les garçons ne jouent pas avec elle. Ilmiya, oui, parfois. Elle est plus grande, lui prend la main et se promène avec elle dans le jardin en lui racontant des histoires pendant que les garçons cavalent et disparaissent vers la Saône, dévalant les pentes et les escaliers. Les filles doivent rester dans le jardin. Elles ne peuvent le quitter seules.
Ce matin, Princesse et Ilmiya vont partir avec Zoran et Django et puis Mala et Zanko et Ksenia et Tchirklo et Azlan. Tous les gamins vont prendre les bidons et monter sur le plateau chercher l’eau à d’autres fontaines. En montant, les plus petits, marcheront dans l’eau qui coule dans les caniveaux, ouverte par les services de nettoiement de la ville pour évacuer les saletés poussées par les bals des cantonniers. Ils marcheront pieds-nus dans le ruisseau, à contre-courant, les grands y mettront des coups de pied pour s’éclabousser. L’eau coulera à flot, la ville est propre, balayée tôt. Pas chez eux.
Un peu plus bas, juste un peu plus bas, pas très loin, l’eau est coupée.
Sur le plateau, les fontaines coulent. C’est pas très loin le plateau, dix minutes pour monter la côte. Zoran et Django peuvent le faire en courant quand ils n’ont pas les bidons.
Mais c’est lourd l’eau dans les bidons de dix litres, de cinq litres. Même en descente.
C’est loin pour la rapporter aux voitures.
C’est long aussi quand on a cinq ans, et qu’on porte un bidon de cinq litres à deux mains qui tape sur les jambes, qui tire dans les épaules et qu’il faut poser souvent. Princesse est la plus jeune, elle ne porte qu’un bidon. Zoran et Django en ont un dans chaque main. Ils continuent à rire et à plaisanter quand ils redescendent. Rien ne paraît pouvoir les abattre.
Princesse ne pleure pas, ne pleure plus. Ses yeux sont tristes, fixés sur les frères et les cousins déjà loin dans la pente, aussi tristes que ses bras lui brûlent sous le poids de l'eau.
Alors qu’elle est encore à mi-pente, l’homme descend du bus. Il marche quelques minutes jusqu’au bâtiment où il travaille. Il traverse le hall, salue l’employée de l’accueil, tourne à droite. En attendant l’ascenseur, il prend un gobelet en plastique et se sert un verre d’eau à la fontaine _Distri’eau_. L’eau est fraîche. Il l’apprécie. En jetant le gobelet à la poubelle, il repense à la petite qu’il a vue depuis le bus. Il se demande comment ils peuvent laisser des enfants seuls si jeune sur le trottoir ces gens-là.
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