jeudi 7 décembre 2017

Johnny est mort, son corps devient patrimoine de la masculinité


Johnny est mort.
Il fallait s'y attendre.
Et on s'y attendait (il y a à peine un mois j'avais écrit ce billet sur son déclin et la "vigilance" médiatique qui l'accompagnait).
Tout comme il fallait s'attendre au déferlement d'hommages, de témoignages, d'articles, d'émissions, de rétrospectives qui lui ont été consacrés sans interruption toute la journée et depuis le petit matin de l'annonce de sa mort.

La philosophe Adèle Van Reeth, à l'aube, en venait même à vouloir inventer un rôle joué par Johnny dans Citizen Kane pour pouvoir lui rendre hommage dans l'émission qu'elle consacrait toute la semaine à Orson Wells.
On avait beau s'y attendre, ce flot ininterrompu surprend par sa force.
Mais pouvait-on attendre autre chose de la mort de celui qu'on pourrait appeler "la joie du peuple", pour paraphraser la formule utilisée à propos du footballeur brésilien Garrincha (dont la mort –racontée par José Sergio Leite Lopes – a entrainé plus d'une semaine de couverture médiatique et des embouteillages monstres dans tout Rio le jour de ses obsèques).
Parce que oui, Johnny Hallyday était un chanteur populaire. Il a marqué des générations. Par sa voix, par son corps, par ses histoires d'amour, de santé, ce que tout le monde n'a cessé de rappeler.
Son corps est désormais un élément du patrimoine de la masculinité, un patrimoine qui s'est constitué sur près de soixante ans, depuis sa première télé en 1960.

Le corps et la voix
anecdote: je dois avoir dix-douze ans, nous sommes au milieu des années 1970. J'assiste à une discussion vive à propos de Johnny Hallyday entre mon père et mon cousin. Mon père a alors passé la quarantaine, mon cousin la vingtaine.
La dispute porte sur ce qui fait la valeur de Johnny.
Pour mon père, c'est sa voix.
Pour mon cousin, c'est son corps mais son corps sur scène. Il chante de la merde mais c'est une bête de scène et ce qui compte, c'est la performance. L'engagement de la bête.
Je me souviens vaguement de cette opposition. J'ai oublié les mots exactement prononcés,je les réinvente mais j'ai senti que le corps de Johnny dérangeait mon père et donc séduisait mon cousin, ce cousin par qui j'ai découvert Hendrix, les Stones ou Queen (et d'autres corps du rock donc).
Et pourtant, ma mère, mon père, loin d'être des rockeurs ont apprécié Johnny qui les a accompagnés une bonne partie de leur vie.

Le chanteur incarnait le rock. Tout comme Lemmy Kilmister, parti, lui aussi, il y a deux ans.

Pas le même rock mais l'un et l'autre ont incarné des figures de la masculinité rock, loin du corps-alien et androgyne de David Bowie.
L'un et l'autre ont construit cette masculinité sur l'usage de l'alcool, de la cigarette... et sur la présence des femmes, sur une posture virile adoptée sur scène, à faire corps avec la basse pour Lemmy, avec le micro (et la guitare) pour Johnny.

Figure du rock, Johnny Hallyday a joué un rôle d'importateur, ou pourrait même dire de médiateur culturel: il a importé le corps du rock, d'un rock classique, venu de là, venu du blues, un blues qu'il ne chantait pas mais qu'il hurlait même assis en raison d'une hanche vieillissante "parce que le blues ça veut dire que je t'aime et que j'ai mal à en crever".
Finalement, Johnny valait autant par sa voix, que par son corps et par ce qu'il incarnait: un imaginaire de l'ailleurs, du Tennessee, de Los Angeles, des grands espaces que Bashung a chantés en grand voyageur et que Johnny a explorés en Harley Davidson, rejouant Easy rider.
Les bagnoles, la moto, autant de signes associé à la liberté d'aller et venir dans ces grands espaces de ce qu'on appelait le far-west.
En parcourant les grands espaces, Johnny Hallyday vieillissant continuait à importer l'imaginaire d'une Amérique qui n'existait peut-être pas ailleurs que dans son imaginaire mais qui nourrissait celui des fans.
"Mon Amérique à moi est telle que je la rêve

Telle que je l'ai vécue, telle que vous l'avez vue

Dans les films noir et blanc, la lumière était belle

Et les figurants des westerns semblaient tout droit venus

Des albums illustrés signés Norman Rockwell"

(Mon Amérique à moi, paroles de Philippe Labro)
Une Amérique que son corps portait.
Ce corps français du rock était un corps transatlantique, nourri des symboles d'une masculinité américaine traditionnelle, métissée de rock et d'Hollywood.
Article en ligne du New York Times
Le New York Times ne s'y est pas trompé en associant Johnny Hallyday à Elvis Presley.
L'attitude des deux rockers sur scène se retrouve dans leur manière de camper la masculinité sur leurs jambes écartées.
Le corps de Johnny est ancré dans la masculinité de Presley, saupoudrée d'imaginaire de cinéma américain.

Les looks de Johnny Hallyday se transforment, chemise ouverte, jeans, paillettes, franges, cuir, ray-ban, bandeau, pattes d'eph ou cuir moulant au gré du temps.
Pour faire vite, ci après quelques montages d'images obtenues en tapant "Johnny Hallyday" et une décennie, 1960, 1970 et ainsi de suite, sur google image.
Ce chronophotomontage illustre le processus de patrimonialisation du corps de Johnny. Comment il devient modèle pour un public populaire (je vais vite, on pourrait parler de Richard Hoggart, ou s'inspirer des Cultural Studies pour caractériser la "sous-culture de la jeunesse hallyday" qui va vieillir avec lui)
Johnny Hallyday dans les seventies, Ray-Ban, Favoris et Perfecto

Années 1980, franges, paillettes, cuir et clous

1990's, la cinquantaine rugissante

2000, le vingtième siècle ou le corps maîtrisé... et vieillissant

2016: Toujours vivant
On le voit sur ces montages, malgré l'âge, le corps reste campé dans la masculinité rock sur scène comme ailleurs.

Mais la masculinité faite patrimoine (avec ses goodies et produits dérivés vendus en ligne) passe
aussi par tous les symboles du rock dont Johnny Hallyday a joué.
Parmi eux, les bijoux et les tatouages.
Bijoux
Le corps de Johnny s'est couvert de bijoux tout au long de sa vie, boucle d'oreille (pas aussi tôt que Keith Richards mais quand même), pendentifs, bracelets, bagues, et sur les dernières années une juxtaposition de style, un peu à la Keith Richards justement dont il a reposté en 2016 un clin d'oeil à la mort sur son compte Instagram, affichant une ardoise indiquant avec humour "I survived 2016")
Les bijoux de Johnny peuvent paraître ringards aujourd'hui mais ils ont été des signes de rébellion, marques de mauvais garçons, cheveux longs et blousons.
Les bagues,vanités incrustées, pièces voyantes et marquantes des loubards inquiétants des années baston... et qui avec l'âge signaient l'enracinement du vieux chanteur dans les marques du rock.
Il faudra bien la faire cette généalogie du bijou hallydesque, depuis la croix des jeunes années au christ stylisé, crucifié, guitare en bandoulière... portés en pendentif.
Boucle à l'oreille, bagouzes aux doigts, croix sur le torse, manquaient plus que les tatouages.
Pour Johnny, le Christ portait sa croix... et une guitare

Tatouages
Johnny Hallyday était tatoué, très.
Et il a été aussi beaucoup tatoué sur le corps de ses fans.
Si les tatouages "de Johnny" représentent le chanteur, Johnny, lui affichent des motifs de cette Amérique qu'il incarne, celle des cows-boys et des indiens, celle de la liberté, de l'amour et la mort.
Jusque dans la peau Johnny porte le rock venu des Etats-Unis d'Amérique où il aimait d'ailleurs se faire tatouer (y compris le signe du diable, 666, symbole dont joue le rock). Le loup, l'aigle, le "dream catcher", le scorpion... les grands espaces encore, les animaux libres et fiers, les symboles des natifs, des Amérindiens...
Tout ceci, contribue à la construction d'un soi rockeur, quand bien même ce rockeur est devenu image, est devenu bijou, est devenu tatouage.

Ce corps-patrimoine du rock, élaboré pendant soixante ans de scène et de mises en scène survit à Johnny, comme celui d'Elvis, à coup d'images, de symboles, de vidéos et de bandes-sons.

Car la voix vient du corps, comme le rock vient du blues, là où se nichent les entrailles.

fan tatoué, "J't'ai dans la peau Johnny". Sur le "live" du Monde, 6.12.2017

note: cette réflexion sur "le corps du rock" comme espace de construction d'un type de masculinité, et sur la masculinité comme patrimoine (qui se construit, se diffuse, se transmet, se fixe et se déplace...) a été entamée avec Luc Robène (voir la revue Corps, Le Corps du rock).
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1 commentaire:

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