alors elle a frotté le trottoir avec le bout du pied pour voir si c'était de la craie ou de la peinture… ça ne partait pas, il avait dit qu’il laisserait des traces avant de partir, que le banquier serait content de voir le trottoir coloré à la bombe plutôt qu’à la craie, il n'était plus là, il était parti… depuis plusieurs jours, la peinture était altérée mais il y avait encore des couleurs sur le trottoir, des fleurs, des slogans, des symboles d’amour, de paix, d’anarchie, punk is not dead and power to the people, tout en couleur, sur le trottoir devant la banque mais c’étaient de vagues traces de couleur que la pointe de la chaussure n’effaçait pas, des couleurs mais pas celles des dessins à la craie de la journée qu’on trouvait le soir en se disant « ah, il était là aujourd’hui », de ces traces qu’il laissait en usant ses craies à dessiner et à faire dessiner les passantes, les passants et les enfants…, les enfants qui le regardaient dessiner, s’arrêtaient, tendaient le bras du parent qui leur tenait la main, et faisaient avec lui des dessins si les parents prenaient le temps de se poser quelques instants pour laisser dessiner leur enfant, pour faire du trottoir ce patchwork de motifs et de couleurs, de dessins sur lesquels parfois, à la nuit, on le retrouvait ivre-mort d’avoir trop bu longtemps après que les enfants étaient couchés et que leurs parents aussi dormaient, avec sa chienne couchée à côté de lui, le punk à chienne du quartier, dont la chienne veillait le corps du maître plein d’alcool jusqu’à ce qu’il émerge et qu’à quatre pattes il aille jusqu’au mur de la banque, s’asseoir sur la margelle et y dormir, assis, toute la matinée, devant les passants et les passantes qui le connaissaient et le laissaient dormir ou qui ne le connaissaient pas et passaient sans le voir et qui ralentissaient à peine en regardant les dessins à la craie de la veille, des bonhommes d’enfant géants, des fleurs, des cœurs et poursuivaient leur marche pendant qu’il continuait à dormir jusqu’à ce que le soleil le réveille par sa lumière et sa chaleur, qu’il se lève encore titubant, yeux gonflés, fermés et qu’il aille chercher sa première bière, une bière de punk, «ça c’est de la bière de punk», disait-il en la portant devant son visage en éclatant de rire, un rire franc, aux dents manquantes mais ça, c’était quand il était réveillé, qu’il avait déjà bu quelques bières pour se remettre et qu’il avait commencé à saluer les passantes et les passants et qu’il avait dessiné avec les plus jeunes, avec les plus belles et quand on le croisait on la voyait cette envie de parler, de rire, de saluer, d’accueillir, chez lui, sur le trottoir « c’est chez moi ici » et il faisait entrer sur son palier les personnes qui prenaient le temps et même celles qui venaient exprès le voir, celles qui osaient s’asseoir, en tailleur ou sur la margelle de la banque et qui ne s’inquiétaient pas qu’on le voit avec lui, qui parfois se mettaient à dessiner ou juste partageaient un moment de sa vie, comme cet homme du quartier, distingué, à qui il avait proposé de «faire un truc de punk», l’homme avait accepté: lui s’était mis torse nu, s’était assis en tailleur sur le trottoir et lui avait tendu une tondeuse pour se faire raser le crâne, enfin pas tout le crâne, juste sur les côtés en gardant une bande de cheveux grisonnants au milieu, pour garder son mohawk, pas une crête, un mohawk, pas une iroquoise «les Iroquois sont des traitres, les Mohawks des résistants»… il a sa philosophie politique punk, sa mythologie, à côté des groupes punks dont il chante les chansons, celles des punks anarchistes, pas des nazis, «fuck off», dit-il, «fuck off», en tendant son doigt aux nazis, aux fachos qui traînent dans sa tête, dans son histoire,
«être punk c’est être libre» clame-t-il en titubant et en riant, et l’homme a tombé sa veste, il l’a pliée a demandé s’il pouvait la poser là, sur le sac à dos plutôt que sur le trottoir, pas sur le sac de course plein de craies, juste sur le sac à dos un peu crado plutôt que sur le trottoir donc, et il a commencé à raser le crâne; c’était avant qu’on vienne lui reprendre la chienne, avant la tristesse, avant cette après-midi où une ancienne copine est venue la récupérer, le laissant seul avec un chiot, amputé de cette présence de plusieurs années – c’était souvent la chienne qu’on voyait la première quand on le croisait ailleurs que sur son trottoir, elle le précédait ou le suivait, d’une allure lente d’aristocrate, veillant sur lui, l’air de rien, bonne pâte, grognant et montrant les dents pourtant dès qu’elle sentait l’embrouille, que les mots adressés à son maître se faisaient incisifs, les attitudes menaçantes, même un regard noir elle paraissait le percevoir et elle se transformait en pitt-bull, elle, la calme bâtarde – l’homme passe la tondeuse délicatement, à mesure que tombent les touffes de cheveux un tatouage se découvre, à la droite du crâne, une sorte de machine à tatouer stylisée, il lui fait une remarque sur ce tatouage-là, les autres, il en avait vu certains, ces traits sur le visage bien sûr (le menton, sous les yeux), les mains et puis le torse, les bras, certains pourris «ça c’est des tatouages de punk… tu vois le dragon, c’est l’héroïne, cette petite pute. Elle part en fumée, là, tu vois, c’est une grosse merde mais ça a été ma meilleure maîtresse…» et il éclate de son rire sonore et sans dents en passant ses doigts au creux du coude; la coupe mohawk est terminée, du plat de la main il frotte avec énergie les deux côtés du crâne, pour chasser les cheveux collés et se relève, «t’es un vrai punk mec», chez lui tout est punk ou pas, ce qui est punk est ce qui vaut et ce qui vaut c’est parfois pas grand-chose, comme dessiner sur le trottoir avec des enfants qui lui demandent pourquoi il n’a plus de dents, pourquoi il a dessiné une tête de mort sur son bras et sur sa poitrine, si c’est son vrai visage, pourquoi il a des ficelles de couleur qui pendent aux oreilles, pourquoi il a des gros trous aux oreilles… « parce que je suis punk et être punk c’est être libre », la litanie de la liberté qu’il crache à tout va, bien campé sur ses pieds nus noirs et calleux, et les enfants l’écoutent, ils ne demandent pas ce que ça veut dire punk, ils le voient dans son corps, ils l’entendent par ses mots, ils le captent dans son sourire et son regard, dans la façon dont son corps, toujours, se balance d’avant en arrière quand il parle, ils n’entendent pas de musique, ils voient son corps de vieux punk à la rue qui en porte l’histoire, la sienne et celle de tous les punks qui se sont défoncés qui ont dit « mort aux cons », tout ça les enfants le voient, ils voient qu’il est gentil aussi, il leur parle comme aucun adulte ne leur parle ailleurs, et c’est pareil avec les « petites meufs », il y a toujours des gamines qui trainent avec lui, des étudiantes parmi les plus belles, des intellos, des petites bourgeoises, quand elles passent devant lui sur le trottoir, il commence par les interpeller comme le font tous les gros lourds, mais lui, il n’est pas lourd, pas toujours, pas quand il n’est pas complètement bourré, et il les fait sourire, il transforme la crainte en désir, désir de repasser plus tard et de lui dire bonjour, désir de s’approcher de lui puis de parler avec lui, avec les autres… il y a toujours des autres qui s’arrêtent trente secondes, un quart d’heure, une heure, une après-midi, des autres qu’il présente les uns aux autres en cherchant les prénoms de celles et de ceux qui sont nouveaux dans ce cercle éphémère («c’est quoi ton prénom déjà ?») et il a un mot pour chacun dans ces présentations et les petites meufs se sentent accueillies, respectées et parfois elles l’accueillent à leur tour, quelques jours pour une douche, un repas, une baise, mais une bonne baise, une qui laisse des traces de plaisir et qui laisse des bouts d’amitiés pour longtemps, mais il ne squatte pas, ou pas trop ou pas longtemps, il a son chez-soi, le trottoir et l’arrière-cour où on lui laisse sa tente, il n’a pas besoin d’une nana qui l’héberge mais là, ça se sentait qu’il était triste, d’abord la chienne, puis le chiot, le chiot, ce sont des «salauds de zonards» qui le lui ont volé, il dormait, trop bourré pour sentir qu’ils lui piquaient le chien, salauds de SDF qui se défoncent et qui pensent qu’à la came, ça l’a abattu, il n’avait même plus la force de les traiter de «fils de pute», ou alors juste par principe, mais on sentait bien quand on l’entendait raconter à l’éducateur de rue qu’il n’y croyait pas, l’autre voulait qu’il aille porter plainte parce qu’on savait qui c’était, qu’on savait où il étaient, alors oui, il les a traités de «sales fils de pute» mais il n’y croyait pas, il était triste, et puis «les putes c’est des femmes bien mais fils de pute c’est une bonne insulte pour les “fils de pute”», il souriait toujours mais son sourire portait la tristesse, les enfants passaient et le voyaient assis, le regard dans le vague avec les craies au pied, jusqu’à ce soir où il était tout excité, il avait acheté des bombes de peinture, il racontait à tous ceux qui s’arrêtaient qu’il allait laisser des traces, que le banquier allait être content, ce «fils de pute», un vrai celui-là, qui râlait parce qu’il décorait le trottoir avec les enfants, que ça emmerdait de voir des attroupements joyeux devant «son établissement», mais «j’ai demandé aux flics, il peut rien me dire, je peux dessiner à la craie autant que je veux, fuck!», ce soir là, il exposait les bombes, expliquait les types de peinture, leurs effets, comment elles tenaient… il racontait les graphes, la peinture de rue, et les petits trucs, comme le jour où il avait demandé du fric pour acheter de la laque pour fixer une dédicace qu’il a faite à la craie sur un journal, «ça c’est pour toi mais file mois dix balles, on va acheter de la laque, comme ça ça tiendra, sinon la craie s’efface…» et ils étaient allé au casino acheter de la laque et deux bières au passage, là, elle ne frotte plus le trottoir du bout du pied, elle sent un vide, il a son numéro de téléphone noté sur son carnet glissé dans la poche intérieure du sac à dos qu’il ne lâche pas, il a une sorte de sécurité pour son sac à dos, quand il sent que ça va partir, il le laisse en lieu sûr, et il le retrouve pas toujours tout de suite mais il le retrouve, même après une sévère dégelée qui l’a laissé comateux sur le trottoir sous la pluie, le sac est quelque part, chez quelqu’un de confiance, pas quelqu’un de la rue, une voisine, un commerçant ou au Mac Do, il trouve toujours quelqu’un pour le sac, «là j’commence à être bourré – sourire titubant, gencive exposée – tu veux pas m’garder mon sac? j’passerai le prendre demain…», demain ou un autre jour pour un punk, le futur c’est flou pourtant c’est là qu’il vit, «j’vais m’barrer, j’en ai marre de la ville, j’vais partir à la campagne, j’vais m’faire un tepee, j’vivrai là-bas avec ma chienne, j’bosserai dans les fermes…» ou alors «un jour, je viendrai cuisiner chez toi, j’apporterai toute la bouffe, il me manque juste les casseroles, la cuisinière, mais c’est moi qui t’inviterai, tu verras, j’cuisine bien», ou encore «un soir, j’t’amènerai avec moi on fera un truc de punk, t’auras juste à payer les bières et me suivre», le no future vit dans le future, un future souhaité, désiré, où ça sera bien tu verras, pas forcément ailleurs mais ça sera bien, «je vais faire une expo», «je vais trouver un appart», «je vais recommencer à tatouer», «je vais écrire un bouquin», «je t’appellerai»;
il n’a plus de téléphone dans son sac, juste le carnet avec les numéros et la mémoire qui flanche qui mélange les prénoms la mémoire qui efface les visages comme la peinture sur le trottoir qui s’efface aussi, après la craie… et…