dimanche 13 mars 2022

Le jour où j’ai stoppé les Popovs dans le Bugey*


« Comme il faut mal aimer son peuple pour l’envoyer à des choses pareilles.

À présent je déteste toutes les guerres, même les bagarres entre gamins.

Et ne me dites pas que cette guerre est terminée »

Les cercueils de zinc

Svetlana Alexievitch



Je me souviens du froid et de la longue attente.

Je suis couché dans la neige, à flanc de colline, à quelques centaines de mètres de la lisière d’une forêt.

Je suis au 99è régiment d’infanterie, affecté à la CEA, Compagnie d’éclairage et d’appui, section du lieutenant Romero.

Je suis tireur Milan.

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Le Milan est une arme très précise et puissante, adaptée à la lutte contre les tanks, les véhicules blindés et des bâtiments.

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Couché dans la neige, talkie-walkie posé entre le coude et la tête lestée d’un casque lourd, je fixe la route en contre-bas. C’est une route étroite où deux voitures passent difficilement de front. Je dois, m’a-t-on dit la surveiller, attendre que du bois dont elle sort surgisse un tank russe. La lisière où plonge la route est à huit-cent mètres environ, deux tours de piste.

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Le Milan peut atteindre des cibles à 2 500 mètres grâce à un système de guidage semi-automatique, dit «filoguidé».

samedi 15 janvier 2022

Yann Brënyàk bodmodeur

Yann Brënyàk était un bodmodeur, un de ces artisans qui sculptent le corps à coup de scalpel. Il avait une tronche de punk qu'on n'oublie pas: visage tatoué, piercings, oreilles, comment dire... c'était Yann. Et quand il n'était pas là, il manquait.


Yann Brënyàk
Voilà une des dernières images que je garde de Yann prise lors de l'interview qu'il m'a accordée à distance, sur zoom le 19 mai 2020. Aujourd'hui* sa mort a fait le tour des réseaux sociaux. Le monde des modifications corporelles et des bodmods est en deuil.

*(ce billet a été commencé le 3 novembre 2020 et, comme celui sur HannaH Sim, je n'ai pas pu le finir, trop affecté par leur décès. Le fait que je sois moi-même arrêté quelque temps pour des raisons de santé me permet d'y revenir, avec sans doute moins d'émotion mais tout autant d'intensité dans ce que j'ai conservé de leur rencontre)

J'ai appris la mort de Yann moins de six mois après qu'il m'a accordé l'interview dont je viens de parler.
La nouvelle m'a sauté aux yeux, déchiré le coeur. C'est difficile de dire comment une réalité d'une telle violence nous arrive, ce qu'elle produit en soi. Yann, je l'avais senti fragile, parfois bien paumé – et il le disait. Là, de nos échanges, je l'avais trouvé fort; il avait pris de la distance avec certaines personnes car elles étaient éloignées de ses valeurs. Il était amoureux. De l'amour qu'il vivait une petite vie avait déjà pris forme dans le corps de Laura. Depuis, Shayahn est né qu'il n'a pas connu.

lundi 10 janvier 2022

À Hannah Sim; le corps de l'Alien ne reste pas sur terre.


Peu de gens peuvent imaginer la peine que l'on peut ressentir au départ d'une Alien.
La mort d'HannaH Sim m'a empli de peine.
Celle de Yann Brënyàk une semaine auparavant*, m'avait déjà beaucoup touché.
L'envol d'Hannah bouleverse toutes celles et tous ceux qui la connaissaient.
Elle les bouleverse vraiment. 

mercredi 17 février 2021

Anthroposomatocène la Terre, le Corps, l'Humain

 

Anthroposomatocène, revue A°2021, éditions 205

Le troisième festival "A l'école de l'anthropocène" s'est tenu depuis Lyon du 25 au 31 janvier 2021 et à été diffusé sur le web en images et en sons. À cette occasion a été livrée la très belle revue A°2021. Il faut l'avoir entre les mains pour constater le magnifique travail fait par les éditions 205 qui n'en sont pas à leur coup d'essai. L'Ecole urbaine de Lyon est à la manoeuvre pour le contenu riche et stimulant (as usual), les éditions 205, façonnant l'objet. Et ça donne vraiment quelque chose de beau, à laquelle je suis honoré d'avoir participé.

Car ça m'a donné l'occasion de poser les jalons d'un concept qui pourrait abriter les réflexions menées sur ce que les humaines font à leur propre environnement ainsi qu'à leur propre corps. Sans doute, cette tentative prend-elle place dans une volonté plus large de caractériser ce que nous vivons, d'identifier un point d'inflexion à partir duquel la vie elle-même est modifiée par ce que nous, humains, pouvons concevoir et mettre en oeuvre à l'échelle de la planète et de notre corps, nos réalisations trouvant des prolongements et des effets concrets sur chacune et chacun de nous, autant que sur les autres espèces vivantes. Dans Vivre avec le trouble, Donna Haraway s'est, elle aussi, prêtée à l'exercice. Avec le brio intellectuel qui est le sien, elle discute d'autres néologismes visant à caractériser le mouvement dans lequel nous sommes. Ainsi, mobilise-t-elle la force sémantique de termes comme "capitalocène" (Andrea Malm et Jason Moore) ou "plantationocène" (Scott F. Gilbert, David Epel) pour proposer à son tour le Chthulucène:

"Il nous faut encore un nom – et j'insiste sur ce point, écrit-elle – pour désigner les forces et les pouvoirs symchthoniens dynamiques auxquels les êtres humains participent et au sein desquels se joue la continuation. L'épanouissement d'assemblages multispécifiques comprenant des êtres humains sera, peut-être, possible. Mais peut-être seulement, moyennant un engagement intense, à condition aussi de collaborer, de travailler et de jouer avec d'autres habitants de Terra. Voilà tout ce que je désigne lorsque je parle du Chthulucène – passé, présent et à venir" (Vivre avec le trouble, p.223)

Voici ici, la présentation des concepts discutés par Donna Haraway dans "Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents", dans la revue Multitudes (2016, traduction Frédéric Neyrat)

Avec la fabrication du terme anthroposomatocène, je m'inscris donc dans ces tentatives de dire la période qui nous dépasse et que nous vivons, dont nous percevons les mutations et envisageons les perspectives à partir d'une observation qui s'étale sur la longue durée. C'est un exercice aussi ambitieux que futile mais il permet de poser au sein des multiples réflexions sur l'anthropocène, une spécificité sur laquelle je travaille depuis quelques décennies, à savoir ce que les humains peuvent non seulement imaginer, mais également faire sur leur corps.

lundi 11 janvier 2021

Journal de corps confinés – Etudiante, étudiant, dix-huit ans à l’enfermement


La fatigue, la saturation, l’ennui, l’inquiétude des étudiantes et des étudiants commence à être bien connue. Des enquêtes sortent, des médias s’en font écho. Durant les vacances de Noël 2020, j’en ai eu une vision émouvante et inquiétante, à partir des textes que m’avaient adressés celles et ceux que j’encadrais, en première année de STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives), dans le cadre d’un module d’expression et de communication. Le second confinement nous a conduits à travailler à distance, ce que nous faisions déjà en partie. Auparavant, durant le cours, je faisais des lectures de textes à partir desquelles se mettait en place une écriture, puis, avant de partir, il y avait une première lecture des écritures en cours, réalisées par les étudiantes et les étudiants. Ils avaient ensuite jusqu’au début de la semaine suivante pour m’adresser une version jugée finie. La plupart prenait ce temps pour compléter l’écriture enclenchée en cours.

Au moment du confinement, il fallait proposer une évaluation, dite contrôle continu en cours de formation. J’ai conservé les rendez-vous réguliers à distance et suggéré – en arrière-plan –de travailler à partir du Journal d’un corps, de Daniel Pennac et d’écrire le « Journal d’un corps confiné ». Les textes remis constituent des témoignages de la vie de ces jeunes femmes et de ces jeunes hommes, inscrits en faculté des sports, âgés de 18 ans, et qui vont se retrouver, pour la seconde fois de l’année (en terminale puis durant ce premier semestre à l’Université) enfermés chez eux, dans l’impossibilité de se rendre à l’université comme de pratiquer le sport. Ces textes abordent le quotidien dans ses différentes dimensions ; le rapport à la famille, aux amis, aux études, au corps et à ce propos à l’alimentation, à l’exercice, à l’immobilité… 

Je voulais ici lister un certain nombre d’extraits qui traduisent leur mal-être, leur vécu angoissant. Tout le monde ne produit pas des textes désespérés. Néanmoins, chaque texte contient des passages, plus ou moins longs, plus ou moins répétitifs qui indiquent la difficulté à vivre le confinement. La plupart est rentrée dans la famille. Mais ce qui est marquant, c’est que l’isolement est ressenti, par rapport aux ami.es, par rapport à l’université, malgré la présence (parfois pesante aussi) des parents et de la fratrie.

 

Chaque extrait provient d’un « Journal d’un corps confiné » différent 

 

Extraits : 

 

Je passe mes journées sur mon lit ou mon ordinateur. J’ai quelques cours qui font passer le temps mais dès que le cours se termine, je retrouve l’ennui qui était déjà là. Mon corps ne veut plus rien faire, il veut se reposer. Je n’ai plus de motivation pour rien

 

N’ayant pas cours, mon corps est sans énergie

 

je suis de nouveau très fatiguée, je sens mon corps très lourd et sans énergie

 

J’ai très peu dormi, je ne sais pas pourquoi je n’ai pas réussi à m’endormir. Je trouve mon corps lourd, plus pesant que d’habitude, j’ai du mal à me lever

 

Ce matin sans aucune envie je me lève. En sortant du lit, je sens des douleurs au dos mais également à la jambe droite

 

Après un mois à écrire je suis triste, triste d’avoir compris trop tard que ce journal me faisait du bien. Il m’aidait à tenir un rythme, à me lever le matin ou continuer mes cours, aller à mes liens en visio et surtout à ne pas oublier qu’il est important de maintenir un rythme scolaire comme si nous étions à la fac

 

Physiquement autant que mentalement, je me sens molle.

 

Il n’est que 9h mais mes yeux sont déjà fatigués

 

grosse journée de cours, très peu de pause. 8h/18h sans pouvoir bouger et défouler mon corps à part pour manger

 

Mon corps fatigué de ne rien faire, j’enchaine les crampes et le manque de contact humain se fait ressentir

 

Je déprime. J’en ai marre. J’essaie de tirer du positif de ce confinement mais c’est dur

 

Ce matin aucune énergie, je n’avais envie de rien faire… j’avais les bras ballants, les jambes molles, vraiment très fatiguée

 

moi qui habituellement trouve très facilement le sommeil et bien ce n’est plus le cas, c’est un calvaire !

 

Je ne fais plus aucun effort, je ne m’habille plus, je ne me maquille plus, je ne me coiffe plus, je ne fais plus rien, et quand je me vois comme dans cet état, je déprime encore plus

 

la motivation et l’envie ne sont plus du tout au rendez vous

 

Cela va bientôt faire trois semaines que je suis confiné et la fatigue commence à se faire ressentir et le moral est au plus bas

 

cela devient de plus en plus difficile de se motiver à travailler à la maison

 

je commence à avoir peur pour la suite de mes étude

 

Il est dix huit heures, j’ai passé une journée fatigante, je n’ai rien fait

 

je n’arrive plus à résister, je craque et je pleure

 

Je sens que je suis toujours fatigué, comme si je n’avais pas dormi

 

ce qui est problématique avec ce confinement, c’est que nous perdons tous l’envie de faire quoique ce soit

 

Je n’ai pas de cours aujourd’hui. Je me lamente sur mon lit avec des pensées qui me détruisent

 

Mes nuits ? Elles sont toujours aussi horribles. Je vis avec des pensées horribles. Je pleure une fois toutes les deux nuits.

 

j’en aurait passé des jours à taper sur ce clavier d’ordinateur, tous mes doits posés sur ce clavier. A avoir mal aux yeux à force d’être sur l’ordinateur, à avoir mal au dos, au cou, parce que lorsque je travaille je me tiens mal

 

Je suis fatigué je viens de me lever mes os craquent comme si je m’étais réveillé dans le corps d’une personne âgée ce confinement est en train de me rouiller

 

Je mange n’importe comment mon hygiène de vie n’est pas excellente pourtant je le sais mais cette atmosphère ne m’encourage pas plus à faire des efforts

 

Aujourd’hui, je me sens vide, vide de sensation comme si je vivais mais sans rien vivre. Je me sens mal. La journée passe et rien ne se passe

 

Mon esprit est fragile et mon corps me le fait ressentir

 

en sortant de la douche avant de m’habiller, je me suis trouvée flasque et moins tonique

 

je fais ce qui est nécessaire sous ce toit mais aujourd’hui tout est plus dur, tout est plus lourd.

 

Seule toute la journée, j’en deviens folle

 

Il ne se passe rien. Je répète ma routine. Je ne sais même plus ce que je ressens. Mon corps répète ces gestes encore et encore. Je suis vide. Ça n’a plus de sens. Je réitère juste les mêmes choses, chaque jour.

 

Je me mords l’intérieur de la lèvre jusqu’à sang, et je me gratte la peau de la main jusqu’à ce que l’on voit ma chair

 

une journée totale d’ennui devant mon ordinateur à suivre les cours à distance

 

Je me sens faible, faible mentalement, faible physiquement, faible tout court

 

Aujourd’hui je ne me sentais pas bien, que ce soit moralement ou physiquement j’étais à sec

 

je ressens la tristesse et la lassitude reprendre le dessus

 

En plus de la pression des cours et de ce quotidien dépressif j’ai l’impression de me sentir de moins en moins bien dans mon corps

 

déjà que mon quotidien est répétitif alors si celui-ci deviens désagréable cela risque d’être long…

 

L’ennui est au centre de tout en ce moment, peu de cours, peu de personnes chez moi

 

je suis prisonnier de ma propre maison dans ma peau d’humain

 

en tant qu’ado de 18 ans dans un corps d’1m87 et 75KG c’est compliqué de rester sans rien faire

 

Sans rien pour me divertir, personne pour me parler, j’ai erré sans but dans ma maison tel un zombie, avant d’enfin pouvoir me recoucher, que cette journée se termine

 

Ma tête est lourde. Ce confinement pèse sur mes épaules. L’absence pèse aussi sur mon cœur.

 

Je suis en état pseudo-dépressif depuis mon réveil et la perspective de travailler à distance chez moi

 

Ce soir mes émotions on prit le dessus et je n'ai pas su les contrôler.

 

Je sens comme une fatigue non expliquée, puisque que je dors bien et j'ai un sommeil de 8 heures chaque nuit

 

Mon moral est proche de zéro, car c’est ma première année en France et je vais passer deux mois cloitrés dans un appartement

 

Les jours se ressemblent et s’assemblent et c’est de plus en plus dur de se lever le matin

 

depuis une semaine je grignote toute la journée. J’entame à dix heures un paquet de chips puis à onze heures j’enchaine avec un paquet de bonbon et tout ça dans ma chambre devant mon écran

 

je suis fatigué de faire mon sport à l’appart, c’est devenu plus déprimant que jouissif

 

je n’ai ni le courage, ni l’énergie, ni l’envie de faire quelque chose

 

j’ai passé la journée au lit. Ma vie se résume à l’ennui.

 

Je me sens ballonnée à longueur de journée et j’ai de plus en plus de douleurs à l’estomac qui me réveillerait presque la nuit

 

L’ennuie prend le dessus, j’ai de moins en moins de cours en visio-conférence, je me sens seul et plus ça va, plus je me renferme sur moi-même

 

Tout comme les émotions, la douleur peut parfois être difficile à écrire, tout ce que je peux dire, c’est que ma douleur psychologique est bien au-dessus de ce que j’ai pu ressentir auparavant

 

Je suis fatigué. Fatigué par les cours

 

Je ne suis aucun cours, je n’ai pas pris la peine d’allumer mon ordinateur ni de mettre un réveil

 

mercredi 3 juin 2020

à genoux sur un corps que tu étouffes. A George Floyd

« En me mettant а genoux 
J’ai pleuré » (Daniel Darc, La main au coeur)

Derek, tu l’as senti dans ton genou, hein, le moment où George Floyd a perdu connaissance après t’avoir supplié, hein? Tu l’as senti… Il s’est passé quelque chose. Tu appuyais fort. Tu savais que tu faisais mal. Tu étais fort. Tu te sentais fort. Ton regard en atteste. Tu étais fier. De ton uniforme, de ta force, et fier de faire plier, d’avoir fait plier un homme, plus grand que toi, plus fort, de le maintenir à ta merci, au sens véritable du terme. Tu as mis littéralement avec tes collègues, on est plus fort quand on est plusieurs, George Floyd à ta merci.
Il t’a supplié longtemps, jusqu’à ce que son corps cède. Il te disait qu’il ne pouvait plus respirer « I can’t breathe, I can’t breathe, I can’t breathe… » combien de fois tu l’as entendu parce que tu l’as entendu, tu lui as répondu, et quand il disait « I can’t breathe… » tu n’appuyais pas un peu plus fort? tu ne transférais pas encore un peu plus le poids de ton corps dans ce genou qui l’écrasait, juste pour lui montrer qu’il était à ta merci, et juste aussi pour le petit plaisir qui est le tien de faire mal, parce que tu le savais qu’il ne simulait pas, qu’il avait vraiment mal, la gueule sur le bitume, les mains dans le dos, tu le sentais, et c’était bon, comme c’était bon aussi de voir l’agitation autour, les gens qui suppliaient et ton genou posé là, qui ralentissait le sang qui coupait la respiration et depuis lequel tu te sentais fort, c’était bon de le sentir à ta merci et de ne pas lui avoir accordé, même si tu as ressenti une légère inquiétude quand sous ton genou le corps s’est aplati, tu sais, au moment où la tonicité du vivant a été comme absorbée par la chaussée, quand tu sentais qu’il n’y avait plus de résistance de la chair irriguée sous ton genou et que pour un peu tu avais l‘impression de traverser le cou, d’avoir le genou directement posé à terre, tu as eu un petit moment d’inquiétude, à peine, puis tu en as été grisé, tu es devenu aiguille dans l’abdomen du papillon et une aiguille ne pense pas, elle fixe, et quand tu l’as senti s’évanouir la tonicité, s’en aller avec l’énergie vitale de George Floyd, après le petit moment d’inquiétude, tu t’es appliqué à maintenir la position, un genou à terre dans le cou de George Floyd mort, le buste droit, ta force 
En France, aussi, la police sait faire plier, mettre à genoux, soumettre, elle sait imposer sa puissance en imposant une posture: à genoux, mains sur la tête, face au mur, on regarde droit devant, on baisse les yeux, on se tait. On a vu ça naguère, avec des mômes. Ils ont été humiliés, moqués… 
George Floyd, tu l’as mis plus bas que terre, tu ne l’as pas laissé se mettre à genoux, te supplier dans les formes et en te suppliant lui permettre de reconnaître ta puissance, tu l’as enfoncé dans le sol, cloué au bitume avec un genou, un seul, le tien dans lequel tu concentrais toute ta force. Quiconque a fait du judo ou de la lutte sait combien on peut mettre de la force dans un appui que l’on plaque au sol, au-delà de sa propre masse, dès lors qu’on y concentre l’énergie vitale, tu le sais, ça, tu es entraîné, tu es un vrai flic.
Sur le corps de George Floyd que tu clouais sur le bitume sale de Minneapolis, tu pensais à tous ces Négros de footballeurs américains qui ont suivi Kaepernick, en mettant un genou à terre au lieu de mettre la main au coeur, debout, regard porté loin, avant les matches en écoutant Stars and Stripes. Tu l’avais bien en tête cette image… tous ces Noirs qui régalent les foules qui occupent le terrain, qui sont au centre du terrain, et qui se sont rebellés, bien symboliquement, en mettant un genou à terre, pour protester contre quoi déjà? Colin Kaepernick, le quarterback des 49ers de San Francisco, tu t’en souviens, hein Derek, de lui et des ses frères qui s’agenouillaient pendant l’hymne nationale c’était pour protester contre les violences policières sur leurs frères noirs, bordel, on leur demande pas leur avis, ils sont payés pour passer courir marquer et bloquer l’adversaire dans un sport d’hommes, de balèzes, un sport où George Floyd aurait pu jouer, mais toi, tu l’as en tête cette image de Kaepernick, à genou, tête baissée, lorsque tu appuies ton genou sur le cou de George Floyd, contrairement à Kaepernick tu ne baisses pas la tête, tu as le regard fier, par moment, tu te baisses pour regarder George Floyd, pour lui parler, tu sens bien qu’il ne peut rien faire, aussi vulnérable que le papillon dans l’abdomen duquel on a piqué une aiguille pour le fixer au liège et l’afficher au mur
Bientôt, toi aussi tu seras sur tous les murs de tous les réseaux sociaux de la terre, sur toutes les télés, tu deviendras un symbole de l’inhumain par la force de ton genou appuyé dans le cou de George Floyd, tu ne le sais pas encore, mais ta photo fera le tour du monde, longtemps après que tu te seras relevé, parce que tu as donné un nouveau sens à l’agenouillement, l’homme fort ne s’agenouille que pour prier, toi, tu en as fait un outil de barbarie, tu as posé pour la postérité en posant ton genou dans le cou de George Floyd que tu as tué de la plus lâche et la plus horrible des manières en maintenant le garrot de ton propre corps concentré dans ton genou sur le cou de Georges Floyd, tu as tué comme on supplie, à genoux, tu as renversé la signification de la posture, en s’agenouillant, l’humain prie son bourreau ou s’élève vers le ciel, en t’agenouillant, tu t’es abaissé jusqu’au vil Derek.


vendredi 30 août 2019

Martial (1973-2019)


             alors elle a frotté le trottoir avec le bout du pied pour voir si c'était de la craie ou de la peinture… ça ne partait pas, il avait dit qu’il laisserait des traces avant de partir, que le banquier serait content de voir le trottoir coloré à la bombe plutôt qu’à la craie, il n'était plus là, il était parti… depuis plusieurs jours, la peinture était altérée mais il y avait encore des couleurs sur le trottoir, des fleurs, des slogans, des symboles d’amour, de paix, d’anarchie, punk is not dead and power to the people, tout en couleur, sur le trottoir devant la banque mais c’étaient de vagues traces de couleur que la pointe de la chaussure n’effaçait pas, des couleurs mais pas celles des dessins à la craie de la journée qu’on trouvait le soir en se disant « ah, il était là aujourd’hui », de ces traces qu’il laissait en usant ses craies à dessiner et à faire dessiner les passantes, les passants et les enfants…, les enfants qui le regardaient dessiner, s’arrêtaient, tendaient le bras du parent qui leur tenait la main, et faisaient avec lui des dessins si les parents prenaient le temps de se poser quelques instants pour laisser dessiner leur enfant, pour faire du trottoir ce patchwork de motifs et de couleurs, de dessins sur lesquels parfois, à la nuit, on le retrouvait ivre-mort d’avoir trop bu longtemps après que les enfants étaient couchés et que leurs parents aussi dormaient, avec sa chienne couchée à côté de lui, le punk à chienne du quartier, dont la chienne veillait le corps du maître plein d’alcool jusqu’à ce qu’il émerge et qu’à quatre pattes il aille jusqu’au mur de la banque, s’asseoir sur la margelle et y dormir, assis, toute la matinée, devant les passants et les passantes qui le connaissaient et le laissaient dormir ou qui ne le connaissaient pas et passaient sans le voir et qui ralentissaient à peine en regardant les dessins à la craie de la veille, des bonhommes d’enfant géants, des fleurs, des cœurs et poursuivaient leur marche pendant qu’il continuait à dormir jusqu’à ce que le soleil le réveille par sa lumière et sa chaleur, qu’il se lève encore titubant, yeux gonflés, fermés et qu’il aille chercher sa première bière, une bière de punk, «ça c’est de la bière de punk», disait-il en la portant devant son visage en éclatant de rire, un rire franc, aux dents manquantes mais ça, c’était quand il était réveillé, qu’il avait déjà bu quelques bières pour se remettre et qu’il avait commencé à saluer les passantes et les passants et qu’il avait dessiné avec les plus jeunes, avec les plus belles et quand on le croisait on la voyait cette envie de parler, de rire, de saluer, d’accueillir, chez lui, sur le trottoir « c’est chez moi ici » et il faisait entrer sur son palier les personnes qui prenaient le temps et même celles qui venaient exprès le voir, celles qui osaient s’asseoir, en tailleur ou sur la margelle de la banque et qui ne s’inquiétaient pas qu’on le voit avec lui, qui parfois se mettaient à dessiner ou juste partageaient un moment de sa vie, comme cet homme du quartier, distingué, à qui il avait proposé de «faire un truc de punk», l’homme avait accepté: lui s’était mis torse nu, s’était assis en tailleur sur le trottoir et lui avait tendu une tondeuse pour se faire raser le crâne, enfin pas tout le crâne, juste sur les côtés en gardant une bande de cheveux grisonnants au milieu, pour garder son mohawk, pas une crête, un mohawk, pas une iroquoise «les Iroquois sont des traitres, les Mohawks des résistants»… il a sa philosophie politique punk, sa mythologie, à côté des groupes punks dont il chante les chansons, celles des punks anarchistes, pas des nazis, «fuck off», dit-il, «fuck off», en tendant son doigt aux nazis, aux fachos qui traînent dans sa tête, dans son histoire,

«être punk c’est être libre» clame-t-il en titubant et en riant, et l’homme a tombé sa veste, il l’a pliée a demandé s’il pouvait la poser là, sur le sac à dos plutôt que sur le trottoir, pas sur le sac de course plein de craies, juste sur le sac à dos un peu crado plutôt que sur le trottoir donc, et il a commencé à raser le crâne; c’était avant qu’on vienne lui reprendre la chienne, avant la tristesse, avant cette après-midi où une ancienne copine est venue la récupérer, le laissant seul avec un chiot, amputé de cette présence de plusieurs années – c’était souvent la chienne qu’on voyait la première quand on le croisait ailleurs que sur son trottoir, elle le précédait ou le suivait, d’une allure lente d’aristocrate, veillant sur lui, l’air de rien, bonne pâte, grognant et montrant les dents pourtant dès qu’elle sentait l’embrouille, que les mots adressés à son maître se faisaient incisifs, les attitudes menaçantes, même un regard noir elle paraissait le percevoir et elle se transformait en pitt-bull, elle, la calme bâtarde – l’homme passe la tondeuse délicatement, à mesure que tombent les touffes de cheveux un tatouage se découvre, à la droite du crâne, une sorte de machine à tatouer stylisée, il lui fait une remarque sur ce tatouage-là, les autres, il en avait vu certains, ces traits sur le visage bien sûr (le menton, sous les yeux), les mains et puis le torse, les bras, certains pourris «ça c’est des tatouages de punk… tu vois le dragon, c’est l’héroïne, cette petite pute. Elle part en fumée, là, tu vois, c’est une grosse merde mais ça a été ma meilleure maîtresse…» et il éclate de son rire sonore et sans dents en passant ses doigts au creux du coude; la coupe mohawk est terminée, du plat de la main il frotte avec énergie les deux côtés du crâne, pour chasser les cheveux collés et se relève, «t’es un vrai punk mec», chez lui tout est punk ou pas, ce qui est punk est ce qui vaut et ce qui vaut c’est parfois pas grand-chose, comme dessiner sur le trottoir avec des enfants qui lui demandent pourquoi il n’a plus de dents, pourquoi il a dessiné une tête de mort sur son bras et sur sa poitrine, si c’est son vrai visage, pourquoi il a des ficelles de couleur qui pendent aux oreilles, pourquoi il a des gros trous aux oreilles… « parce que je suis punk et être punk c’est être libre », la litanie de la liberté qu’il crache à tout va, bien campé sur ses pieds nus noirs et calleux, et les enfants l’écoutent, ils ne demandent pas ce que ça veut dire punk, ils le voient dans son corps, ils l’entendent par ses mots, ils le captent dans son sourire et son regard, dans la façon dont son corps, toujours, se balance d’avant en arrière quand il parle, ils n’entendent pas de musique, ils voient son corps de vieux punk à la rue qui en porte l’histoire, la sienne et celle de tous les punks qui se sont défoncés qui ont dit « mort aux cons », tout ça les enfants le voient, ils voient qu’il est gentil aussi, il leur parle comme aucun adulte ne leur parle ailleurs, et c’est pareil avec les « petites meufs », il y a toujours des gamines qui trainent avec lui, des étudiantes parmi les plus belles, des intellos, des petites bourgeoises, quand elles passent devant lui sur le trottoir, il commence par les interpeller comme le font tous les gros lourds, mais lui, il n’est pas lourd, pas toujours, pas quand il n’est pas complètement bourré, et il les fait sourire, il transforme la crainte en désir, désir de repasser plus tard et de lui dire bonjour, désir de s’approcher de lui puis de parler avec lui, avec les autres… il y a toujours des autres qui s’arrêtent trente secondes, un quart d’heure, une heure, une après-midi, des autres qu’il présente les uns aux autres en cherchant les prénoms de celles et de ceux qui sont nouveaux dans ce cercle éphémère («c’est quoi ton prénom déjà ?») et il a un mot pour chacun dans ces présentations et les petites meufs se sentent accueillies, respectées et parfois elles l’accueillent à leur tour, quelques jours pour une douche, un repas, une baise, mais une bonne baise, une qui laisse des traces de plaisir et qui laisse des bouts d’amitiés pour longtemps, mais il ne squatte pas, ou pas trop ou pas longtemps, il a son chez-soi, le trottoir et l’arrière-cour où on lui laisse sa tente, il n’a pas besoin d’une nana qui l’héberge mais là, ça se sentait qu’il était triste, d’abord la chienne, puis le chiot, le chiot, ce sont des «salauds de zonards» qui le lui ont volé, il dormait, trop bourré pour sentir qu’ils lui piquaient le chien, salauds de SDF qui se défoncent et qui pensent qu’à la came, ça l’a abattu, il n’avait même plus la force de les traiter de «fils de pute», ou alors juste par principe, mais on sentait bien quand on l’entendait raconter à l’éducateur de rue qu’il n’y croyait pas, l’autre voulait qu’il aille porter plainte parce qu’on savait qui c’était, qu’on savait où il étaient, alors oui, il les a traités de «sales fils de pute» mais il n’y croyait pas, il était triste, et puis «les putes c’est des femmes bien mais fils de pute c’est une bonne insulte pour les “fils de pute”», il souriait toujours mais son sourire portait la tristesse, les enfants passaient et le voyaient assis, le regard dans le vague avec les craies au pied, jusqu’à ce soir où il était tout excité, il avait acheté des bombes de peinture, il racontait à tous ceux qui s’arrêtaient qu’il allait laisser des traces, que le banquier allait être content, ce «fils de pute», un vrai celui-là, qui râlait parce qu’il décorait le trottoir avec les enfants, que ça emmerdait de voir des attroupements joyeux devant «son établissement», mais «j’ai demandé aux flics, il peut rien me dire, je peux dessiner à la craie autant que je veux, fuck!», ce soir là, il exposait les bombes, expliquait les types de peinture, leurs effets, comment elles tenaient… il racontait les graphes, la peinture de rue, et les petits trucs, comme le jour où il avait demandé du fric pour acheter de la laque pour fixer une dédicace qu’il a faite à la craie sur un journal, «ça c’est pour toi mais file mois dix balles, on va acheter de la laque, comme ça ça tiendra, sinon la craie s’efface…» et ils étaient allé au casino acheter de la laque et deux bières au passage, là, elle ne frotte plus le trottoir du bout du pied, elle sent un vide, il a son numéro de téléphone noté sur son carnet glissé dans la poche intérieure du sac à dos qu’il ne lâche pas, il a une sorte de sécurité pour son sac à dos, quand il sent que ça va partir, il le laisse en lieu sûr, et il le retrouve pas toujours tout de suite mais il le retrouve, même après une sévère dégelée qui l’a laissé comateux sur le trottoir sous la pluie, le sac est quelque part, chez quelqu’un de confiance, pas quelqu’un de la rue, une voisine, un commerçant ou au Mac Do, il trouve toujours quelqu’un pour le sac, «là j’commence à être bourré – sourire titubant, gencive exposée – tu veux pas m’garder mon sac? j’passerai le prendre demain…», demain ou un autre jour pour un punk, le futur c’est flou pourtant c’est là qu’il vit, «j’vais m’barrer, j’en ai marre de la ville, j’vais partir à la campagne, j’vais m’faire un tepee, j’vivrai là-bas avec ma chienne, j’bosserai dans les fermes…» ou alors «un jour, je viendrai cuisiner chez toi, j’apporterai toute la bouffe, il me manque juste les casseroles, la cuisinière, mais c’est moi qui t’inviterai, tu verras, j’cuisine bien», ou encore «un soir, j’t’amènerai avec moi on fera un truc de punk, t’auras juste à payer les bières et me suivre», le no future vit dans le future, un future souhaité, désiré, où ça sera bien tu verras, pas forcément ailleurs mais ça sera bien, «je vais faire une expo», «je vais trouver un appart», «je vais recommencer à tatouer», «je vais écrire un bouquin», «je t’appellerai»;
il n’a plus de téléphone dans son sac, juste le carnet avec les numéros et la mémoire qui flanche qui mélange les prénoms la mémoire qui efface les visages comme la peinture sur le trottoir  qui s’efface aussi, après la craie… et…

Extrait du documentaire Invisibles
de Clou et Lili productions
Sur Martial Noury,
un documentaire Mars, boire pour éteindre, fumer pour rallumer, réalisé par Gilles Ducloux
un texte, Un punk à chienne

Le jour où j’ai stoppé les Popovs dans le Bugey* « Comme il faut mal aimer son peuple pour l’envoyer à des choses pareilles. À présent je...