L'Equipe, 14 novembre 2015 |
Hier, 13 novembre, Paris a été lâchement attaquée au coeur de sa vie nocturne.
Ce matin, 14 novembre, je dois donner quatre heures de cours en amphithéâtre.
J’ai peu dormi, mal. Jusque tard dans la nuit à chercher des informations sur tweeter, reddit, les directs de la presse, de la radio, contacter les amis, savoir comment ils vont, rassurer, par téléphone, SMS, messenger… J’étais à Paris hier, mais je suis rentré, je suis en sécurité, chez moi, devant mon ordinateur et l’horreur.
Levé tôt, douche, café, puis aller chercher la presse et se rendre sur le campus.
Que vais-je faire? Je ne peux pas faire cours… Je dois faire cours. Un cours intitulé « Corps, sexes et cultures » consacré aujourd’hui aux loisirs corporels et aux stéréotypes qui les entourent, aux inégalités entre les hommes et les femmes dans le sport. Quelle futilité… quel non-sens.
Je suis entré dans l’amphithéâtre. Les étudiants étaient là, assez silencieux. Sur le tableau, un mot avait été écrit, invitant à rester debout face au terrorisme. Je l’ai lu ce mot. Je me suis tourné vers l’amphi. J’ai posé mon sac sur le bureau, ma sacoche, ma bouteille d’eau. Je n’ai pas sorti l’ordinateur. J’ai regardé chaque étudiant, chacune, chacun, un à une. Les étudiants me regardaient. Il en manquait. Normal, samedi matin, huit heures, c’est tôt. J’ai regardé encore ces visages puis je leur ai demandé de se lever pour respecter une minute de silence, un silence qui s’était déjà installé. Tout le monde se lève. Le recueillement est palpable. Des étudiants arrivent en retard, se dépêchent, comprennent, se mettent au diapason de ce silence là.
Je me mets à parler. Je ne sais pas ce que je vais dire; je ne sais pas ce que j’ai dit. Je me souviens de ma voix, grave, que je sens résonner en moi, qui me traverse et porte une intensité et une gravité que je ne me connais pas. Je suis ému. Je ne sais pas si je vais pouvoir faire cours l’air de rien, alors je le dis. Et je parle de Paris, hier, du beau temps, des terrasses de bar remplies, du Bataclan, de la joie qu’il y a quand on va ensemble à un concert.
Je dis que j’ai besoin de parler, que je ne peux pas faire cours. Et je parle. Je pose mes questions, je me demande comment on peut en venir à une telle horreur. Je m’interroge à voix haute, je ne fais pas de cours…
Le silence est total, les regards que je croise sont plongés dans les miens. Jamais je n’ai ressenti ça avec des étudiants. Jamais. Un silence à la fois glacial et de communion.
Puis des étudiants parlent. Des étudiantes portant le foulard s’expriment. L’une d’entre elles nous lit des versets du Coran. Ce cours est un cours transversal que peuvent suivre tous les étudiants de licence inscrits à l’Université Lyon1 dans la filière Sciences et techniques. Il y a dans cet amphithéâtre des étudiants français, parmi eux des étudiants musulmans, des étudiantes musulmanes portant le foulard, d’autres pas, des étudiants étrangers, noirs, asiatiques, Egyptiens (l’un a pris la parole, un autre est venu me remercier à la fin de cet échange…).
Une jeune marocaine nous parle de l’attentat de 2003 au Maroc. Elle parle longuement. Quand elle a fini de parler, elle se met à pleurer. Un autre étudiant au bord des larmes s’interroge sur comment on pouvait faire pour que l’on ne puisse plus en arriver à ça. Plus tard, une fois sorti, un jeune homme noir me dit qu’il ne m’a plus écouté pendant un moment, qu’il était vide, qu’il s’est mis à pleurer mais qu’il ne pouvait pas pleurer devant tout le monde et qu’heureusement, ça ne s’est pas vu.
Quels échanges, quelle écoute… Trois heures trente. Sans pause. Et les étudiants en retard qui viennent s’assoient et… restent. Après la pause des autres amphis, des étudiants entrent et me demandent s’il peuvent venir eux aussi parler…
On a parlé de tout. D’identité, de religion, de médias, de Charlie – forcément de Charlie – du 11 septembre, d’Al Quaeda, de Boko Haram et de Daech. Des Tchétchènes et des révolutions maoïstes d’Amérique du Sud, de Georges W. Bush et de l’Irak, des Palestiniens et d’Israël, des Juifs d’Israël et du Hamas, du Liban, de Beyrouth (on a même commencé par Beyrouth, c'était la veille, le jeudi 12), d’éducation, de la volonté de ne pas éduquer pour contrôler les consciences (et donc d’éduquer à des valeurs de soumission), de la rupture dans l’éducation, du devenir terroriste, de Dieudonné, de la musique, du plaisir, du respect, des conditions du respect, de la liberté d’expression, des esclaves, de Mohammed Ali, des réfugiés,… de tout je vous dis, de la peur, de la solidarité, des communautés, de comment on se crée des ennemis, même dans le sport, déjà dans le sport, comment on en veut aux autres, comment on fait de l’autre le responsable de ce qu’on vit, comment on est, toujours, l’autre des autres.
Des étudiants qui parlent qui s’écoutent… qui s’écoutent vraiment.
Pas une seule fois les voix ne se sont chevauchées.
Pas une seule fois en trois heures trente.
Malgré, on le sent, des tensions, des points de vue différents… Des étudiants qui restent là alors que ça ne sert à rien, qu’il n’y aura pas d’évaluation, que ce que l’on a fait ce matin est inutile…
Est-inutile?
Etait-ce inutile?
Rester trois heures trente à se parler, à s’écouter, ça arrive souvent? Rester ensuite, après trois heures trente pour encore parler, ça arrive souvent, le samedi matin quand on est étudiant?
J’aurais pu faire mon cours l’air de rien
Je n’ai pas pu faire le cours que j’aurais dû faire.
Show must go on !
Je sais.
A un moment, je me suis dit, c’est bon, maintenant, on va pouvoir faire cours…
Mais non, ça n’a pas été possible. Parce qu’il fallait se parler et que le cours n’avait pas de sens ce matin.
Le savoir formel n’avait plus d’importance.
Ce qui était important, c’était de pouvoir parler, d’apaiser ce qui nous traversait.
Parce qu’à travers les mots qui ont circulé, c’est la vie qui s’est propagée et l’espoir de l’intelligence qui s’est imposé sur la désespérance de l’ignorance.
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Sur l'effet de ce texte qui m'a échappé, lire Attentats du 13 novembre: Retour sur le témoignage d'un prof
Notes du 13 novembre 2017:
Il y a deux ans, j'écrivais ce texte, après avoir vécu une nuit quasi blanche à me demander, à imaginer, à m'interroger, à avoir suivi, traqué même l'information, après avoir été soufflé par l'explosion émotionnelle qui a eu lieu ce 13 novembre là.
Aujourd'hui, pour ce triste anniversaire, je le dédie à mes filles auxquelles je ne cesse de penser lorsque j'apprends un événement tragique. L'inquiétude et l'angoisse sont deux armes qui distillent leur effets longtemps après les morts du Bataclan et des terrasses des restaurants.
Malheureusement, dans l'amphi voisin, nous l'avons fait ce cours "l'air de rien"...
RépondreSupprimerMerci Philippe Liotard. Moi aussi demain (lundi 15), je dois faire un cours devant 40 étudiants se préparant aux métiers du travail social, un cours sur la "sociologie de l'éducation" ici en province à la Roche-sur-Yon. Mon cours a été préparé depuis peu mais je n'ai pas envie de transmettre la parole du chargé de cours que je suis. De quoi vais-je parler? De "La Peste" de Camus? De Malala, prix Nobel de la Paix? De Serge Reggiani et de ses "Loups (qui) sont entrés dans Paris"? Vais-je déclamer un poème? Ou lire un beau texte de Kamel Daoud condamné à mort par les intégristes? Vais-je faire l'étymologie de ces mots englobants que sont "la religion", "le fanatisme", "la laïcité"?..Peut-être. Mais je vais leur lire surtout votre texte qui pourra casser -je l'espère- cette impossibilité à continuer quelque chose qui a été détruit ce vendredi 13, la confiance la croyance en l'autre, en sa parole, en sa responsabilité d'être humain? Etre humain? Trop humain? Ou pas assez humain? Comme disait Aragon "Certains jours, j'ai rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine".
RépondreSupprimer"Immondice humaine": ce n'est quand même pas un oxymore? Non?
Heureusement que l émotion guide le no instinct ! Je pense que le besoin de donner du sens est premier même si ce sens est incompréhensible ce sera sans doute d ailleurs la conclusion
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerNous ne nous connaissons pas, je ne suis pas étudiante dans l’un de vos cours, ni-même dans la ville dans laquelle vous enseignez, mais je tiens à vous remercier. Merci d’avoir permis à la France de s’exprimer, parce qu’effectivement je pense que la jeunesse, les étudiants représentent la France et son futur. J’aurai aimé avoir eu cours avec vous samedi, pouvoir exprimer mes sentiments aussi librement qu’on pu le faire vos étudiants. Je suis étudiante en psychologie à Toulouse et depuis les événements tragiques de vendredi soir, je ne trouve autour de moi que des personnes faisant l’autruche, se retenant d’exprimer un quelconque ressenti. Ces personnes ont peut-être de peur de s’effondrer ? Mais comment passer à autre chose, avancer, essayer de s’épanouir de nouveau si l’on ne passe pas cette étape ? Plus de lis de témoignages sur ce qu’il s’est passé, plus je pleure. Je trouve cela excessif mais impossible de m’arrêter, les larmes vont et viennent. Je n’ai perdu personne vendredi soir, mais j’ai l’impression d’avoir perdu cette part d’humanité que l’on partageait entre français. J’ai peur d’avoir peur le soir, je commence à avoir peur quand il y a trop de personnes autour de moi, j’ai peur qu’un attentat arrive une fois de plus à Toulouse.
J’ai 19 ans et j’ai peur de vivre.
Merci pour votre article Monsieur, il fut très inspirant.
merci Philippe pour ce texte et ce beau moment de liberté d'expression
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerMerci encore monsieur
Ce cour de samedi à été fort en émotion.
Ouided.
Merci Philippe. Ce que tu as fait avec tes étudiants est normal, et courageux, parce que ce qui est normal je ne l'ai pas vu, je ne l'ai pas entendu en cinq jours. J'ai entendu des hauts débats intellectuels à la radio, j'ai entendu des déclarations d'intention, des discours musclés, j'ai entendu de la dérision, de la haine aussi, et ce que je n'ai pas entendu fait le plus de bruit, j'ai entendu du déni. Il y a un an quand Cabu est mort, j'ai vu des gens chialer dans les bras de personnes à qui ils n'avaient jamais adressé la parole. Aujourd'hui je sens quelque chose de palpable, un désarroi qui nous a fait rentrer les antennes, recroqueviller dans nos coquilles. Et pour chasser cette peur, il faut parler, parler, parler encore.
RépondreSupprimerCela a du être un moment d'une rare richesse.
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