samedi 8 octobre 2016

Le monde-corps et les 10 personnes les plus

Quelques mots tapés à la va-vite sur un clavier sont autant de gouttes dissoutes dans l'océan. Aujourd'hui comme hier, sur ce blog comme ailleurs.
Ces traces qui s'affichent sur un écran, circulent sur les smartphones, s'impriment pour être lues plus tard ou conservées, ces tracent numériques qui se copient-collent... contribuent à l'élaboration du grand livre du monde, un grand livre auquel tout le monde contribue, de n'importe quel lieu, à n'importe quel moment, dans n'importe quelle langue et selon n'importe quel niveau de maîtrise de cette langue.
Jamais le monde en train de se faire n'a été aussi accessible à tous (ou presque). Accessible, mais pas forcément lisible:
Tout ce qui se fait quelque part peut-être exposé, discuté, jugé dans l'instantanéité de sa production.
Des humains s'exhibent, d'autres sont exhibés.
Des hommes et des femmes se montrent, d'autres sont captés par un téléphone, une caméra, un appareil photo et leur image circule de manière virale.
Les corps apparaissent ainsi dans toute leur diversité, indiquant comment les cultures travaillent à se distinguer, comment elles se traversent les unes-les autres, comment elles se mêlent mais aussi comment elles se reproduisent, et comment, en leur sein, le mimétisme s'accompagne de l'anticonformisme, la reproduction de la transgression.
Le monde-corps nous saute au yeux tous les jours.

mercredi 17 août 2016

Caster Semenya 800m catégorie femmes.


Caster Semenya représente l'Afrique du Sud sur 800m femmes à Rio 2016
Écrire sur Caster Semenya aujourd'hui, en 2016 ne devrait plus avoir le moindre intérêt. Ou à la rigueur, on pourrait  raconter l'histoire de cette petite fille noire, élevée dans un village démuni du Nord Transvaal, au nord de l'Afrique du Sud où elle joue avec les autres enfants et où elle court vite, très vite, si vite (plus vite que Kirikou) qu'elle est repérée et orientée vers l'athlétisme.
C'est le genre d'histoire qui plaît aux médias: la petite fille pauvre, noire, dont les parents ont connu l'Apartheid, la fée qui se penche sur son berceau et la petite fille qui échappe à son destin à force de travail, d'effort, de sacrifices, qui réussit au plus haut niveau en allant gagner l'or aux championnats du monde, dont le mérite est d'autant plus grand qu'elle est venue de rien, ou presque rien... Une métaphore de la vie dans un contexte compétitif cruel, impitoyable: Voyez ce que permet le sport et tout le tralala.

mercredi 10 août 2016

Princesse sans eau

Princesse ouvre doucement la portière. Tout le monde dort encore dans la voiture. Elle descend et la repousse doucement sans la claquer pour ne réveiller personne. L’air est encore frais. Le soleil est déjà levé mais ses rayons n’ont pas encore franchi la colline. Dans une heure, quand il commencera à taper sur les vitres il sera impossible de dormir, malgré les cartons posés sur le pare-brise.

Princesse va à la fontaine. Elle tourne le robinet, rien ne coule. Elle va un peu plus loin dans le parc, s’accroupit et pisse sur l’herbe jaune. Elle revient à la voiture de son pas d’enfant mal réveillé. Elle marche, seule, sur le trottoir, longeant les voitures où dorment les familles.

vendredi 15 juillet 2016

Putain de camion. Pour Nice et ses enfants


Nice 14 juillet 2016, c’est la fête.
On est en bord de mer.
C’est le soir du feu d’artifice.
On vient de partout pour le voir.
Les enfants se couchent tard ce soir. Ils sont excités. Fatigués aussi. Les plus petits sont au bras. Têtes levées vers le ciel. Mains sur les oreilles, y fait du bruit le feu d’artifice.

C’est une magie inquiétante ces explosions lumineuses. D’abord il n’y a rien. Le ciel est noir. Peut-être la lune. Puis un sifflement et les étoiles qui se dispersent, des étoiles de toutes les couleurs en bouquets, en cascades, en zigzag…

C’est le soir des enfants. Avant il y a eu la glace ou les frites, la promenade sur la plage la nuit. L’inquiétude aussi de se perdre. Ne me lâche pas la main. Reste ici. Si on se perd on se retrouve devant… on ne se perdra pas.
La lenteur, les sourires, les corps détendus, les amoureux qui se serrent, têtes levées vers le ciel.
Les grands-parents qui rêvent leur enfance avec leurs petits-enfants, leurs enfants, les générations qui se retrouvent. Les bandes de potes qui rigolent.
C’est une belle soirée, c’est les vacances, c’est le 14 juillet, c’est le feu d’artifice.
Voilà ce que c’est: un grand regroupement familial et populaire.
Gratuit, ouvert à tout le monde, ouvert sur le ciel, ouvert sur le monde.

Et le monde est entré soudainement sur la Promenade des anglais. Le monde des porteurs de morts.
En camion. Un grand camion blanc. Du blanc des camions des secours, de cette couleur qui, dans les pays en guerre, indique la neutralité. Le blanc dont on recouvre les cadavres aussi. Ce blanc dont sont les fleurs pour la mort d’un enfant.
Le 13 novembre, les chiens sont entrés dans Paris. Ce 14 juillet, c'est à Nice qu'ils ont débarqué.

Putain de camion. Cette chanson qui revient au matin d’après un carnage.
Un camion qui fonce sur une foule qui s’amuse, sur une foule qui rentre ses enfants aux yeux mi émerveillés mi clos, une foule qui se déplace lentement, heureuse de se trouver là, d’avoir vu le spectacle du ciel illuminé et de ses assourdissantes couleurs, les anciens qui marchent lentement, les petits au bras, les plus grands qui cavalent mais pas trop loin parce que reste ici tu vas te perdre… les ados qu’on retrouve plus tard à la maison mais pas trop tard, les amis qu’on croise par hasard.

Puis l’éclatement de la foule, le bruit qu’on ne comprend pas, le camion qui roule, la foule qui réagit trop tard, les cris, la terreur de la dispersion, des proches perdus, la vue d'enfants, de pères, de mères tués, la terreur des courses affolées la main serrée sur celles des enfants, venez les enfants, dépéchez-vous, le petit collé à la poitrine, pour aller quelque part, pour fuir la mort des autres, pour se mettre à l’abri, pour protéger les siens.

Devant l’hôtel Westminster, le gros camion blanc a été arrêté.
Les étoiles se sont tues.
Les explosions de lumière ont cédé la place aux sirènes et aux gyrophares.
Le blanc des ambulances, celui de l’hôpital, emplit la nuit.

Des morts, nombreux, sur la Promenade des anglais.
Un soir de fête familiale.

Les feux d’artifice seront différents désormais.
Chaque  étoile de lumière serrera le coeur du sourire d’un enfant disparu, et le bouquet final fera danser la mémoire ce celles et de ceux qu’a emportés ce putain de camion.
Photo de Une du Monde daté du 16 juillet 2016

mardi 28 juin 2016

L’État matraquant la Liberté de dessiner - Réflexion autour d'une fresque de rue


Fresque de Goin - Grenoble, 2016
Fresque de Goin vandalisée - Goin, 28 juin 2016

Charlie-Hebdo: "un journal qui avait le souci de l'indépendance et de la liberté parfois jusqu'à l'impertinence"
Bernard Cazeneuve, Ministre de l'intérieur, Cérémonie des vœux à la presse du 28 janvier 2018
La liberté atterrée. Work in progress

Les dessins de Goin sont politiquement incisifs. Et c’est bien le problème.
Ils soulèvent une adhésion ou un rejet immédiats.
Pour le dire simplement, Goin est bon. Et ça claque.
Ils s'attaque – à la peinture – aux pouvoirs économique et politique dont il raille l'interdépendance.
Il peint les murs nus pour faire tomber ceux de l'injustice et de la domination.
Il dénonce aussi avec de la couleur les effets mortifères du nucléaire.
Fukushima Flowers

Les Trois Grâces


Ils se moque avec une impertinente pertinence des hommes politiques.
Small brother is watching you

Hollande et sa boîte à outils

Putti Riot


Il dénonce les discours dominants, leur futilité et leur hypocrisie, les rapports de pouvoir et les illusions médiatiquement orchestrées comme ici le spectacle du football ou les enfants-soldats.
We need foot not football, Athènes, 2013

C’est un artisan de la bombe… de peinture.
Un pirate qui excelle dans le détournement… des symboles des pouvoirs.


















Ses dessins contiennent en outre une touche de poésie, ce qui n’arrange rien.
Un dessinateur qui dessine des coeurs et des enfants ne peut pas être vraiment mauvais… même s’il dessine aussi des CRS matraquant à tour de bras.

Goin est sous les feux de l’actualité parce qu’il a touché juste.
Voilà à quoi se résume la polémique née de sa participation au festival de dessins de rue de Grenoble.

Le problème soulevé par Goin à Grenoble vient d’abord de la difficulté à lire et à comprendre un dessin.
Et pourtant, pour ce dessin-là, Goin a fait dans la pédagogie:
il a écrit en gros « 49.3 » sur un bouclier de protection de la police.
Puis il a rajouté une légende « L’Etat matraquant la liberté », au cas où des personnes n’auraient toujours pas pas compris que les policiers, matraque au poing, « symbolisaient » l’Etat.
C’est très compliqué la symbolique.
Ça suppose de comprendre la différence entre le sens propre et le sens figuré, ce qui est censé être acquis en sixième

Or, Goin, « figure » précisément une perception largement partagée quant à l’usage récent de l’article 49.3 à propos de la loi dite « loi travail ».
Il « représente » comment ce choix politique a été perçu à gauche comme à droite, y compris chez ceux qui l’ont utilisé (il suffit de chercher quelques secondes sur Internet pour trouver des vidéos de François Hollande ou Manuel Valls crier au déni de démocratie à propos de l’usage du 49.3 par le gouvernement… alors qu’ils étaient dans l’opposition).
J’arrête là l’explication de texte, la symbolique, la représentation, la figuration ne sont pas le réel.
Elles en sont une image.
En l’occurrence l’image de Goin est suffisamment juste pour que sa proximité avec d’autres dénonciations (notamment celles des violences policières vis-à-vis des manifestants se mobilisant précisément contre cette « loi travail ») rende insupportable la représentation de la réalité.

L’image dénonçant une réalité insupportable devient à son tour insupportable.

Il est préférable de désigner le sage
Il est préférable dans ces cas là de jeter le dessin en pâtures, de brûler les livres et d’enfermer celles et ceux qui donnent du réel une image juste mais impertinente, dans un souci d’indépendance et de liberté.
Il est préférable de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien dire.
Il est préférable pour l'artiste d'appareil de tout voir et de ne rien dire.
Mais Goin n'est pas un artiste d'appareil.
Il est préférable pour l'artiste de salon de montrer ce que tout le monde a vu. De se montrer un poil impertinent, juste un poil.
Sauf que Goin n'est pas un artiste de salon.
Sauf que son impertinence touche à un Etat si faible qu'il n'a plus que des symboles pour se sentir exister.

Le bon dessinateur est celui qui en quelques lignes montre ce qu'on ne voit pas.
Le mauvais commentateur est celui qui y voit ce qu'il n'y a pas, c'est-à-dire ses propres fantasmes.

Le dessinateur de rue, Goin, a réussi: sa fresque a été vandalisée.
Ceux qui réclament le respect des forces de l'ordre ont dû utiliser les outils du désordre: le graffiti, ce symbole de la chienlit.

I Spray for You

La Liberté d'expression
guidant le peuple


dimanche 26 juin 2016

La société footballitaire: Sécurité, Autorité, Marché

Sur le TGV on fête l'Euro
au bar TGV, on boit de l'eau
TGV Montpellier-Lyon, début d'après-midi, samedi 25 juin 2016. Le train circule avec du retard. Je me rends au bar pour acheter un sandwich. Le bar est presque vide. Rien, ou presque, n'est exposé sur le zinc. Juste quelques canettes de soda et de l'eau. Pas de bière, pas de vin, pas de mignonnettes d'apéritif. Je demande au barman s'il y a eu un problème de livraison. Il me répond:
"On n'a pas le droit de vendre de l'alcool pendant l'Euro [de football]
C'est n'importe quoi, de toute façon, ils [les supporteurs] viennent avec leurs provisions [d'alcool]"

Le barman a l'air très contrarié.
Je retourne m'asseoir, sans manger et sans boire.
Perplexe.

Je pense aux interdictions prises le 13 juin par le préfet de Lyon d'interdire la vente d'alcool à emporter dans la ville pour éviter les "débordements" de supporteurs, décision prise suite aux violences qui se sont produites deux jours plus tôt à Marseille en début de tournoi (et dont on sait que les plus graves ont été le fait de milices russes entrainées au combat et ne buvant pas afin de garder leur vigilance face aux supporteurs anglais qu'ils ont agressés... et à la police qu'ils ont évité).
Un supporteur anglais entre la vie et la mort,
suite à l'agression par des milices russes
Le préfet de Lyon a donc interdit la vente d'alcool en ville, sauf dans les bars et dans la fan zone, ce nouvel espace dans lequel les gens se rendent en masse pour regarder ensemble un match sur grand écran, en plein air mais dans un espace clos dont l'entrée est conditionnée à une fouille minutieuse.

L'Euro c'est donc la fête du football. Mais la fête où on vous dit de faire.
On peut boire de la bière dans les bars et dans la fan zone mais de la Carlsberg, en contrat avec l'UEFA. Buvez, là où on vous dit de boire, saoulez vous mais à la Carslberg, sponsor officiel. Et chantez, hurlez...
(à écouter de Nathalie Bourrus La fan zone des bourrés: Carslberg bat Tourtel à plate couture)

 Cette succession de décisions qui n'entrainent pas de véritables tracas (ne pas boire de bière dans le TGV n'est pas vraiment problématique) traduit la manière dont le spectacle sportif (en l'occurrence celui du football) préfigure une société de contrôle non seulement des foules mais aussi de leurs loisirs. La combinaison des décisions politiques et des dispositifs de spectacle (ici les fans zones et les stades) constituent en effet une formidable machine à produire collectivement du désir:
désir de se retrouver entre soi (principalement entre hommes), uniformément vêtu des couleurs de la nation, désir de regarder un match ensemble, de se saouler ensemble, de chanter, de crier et de pisser ensemble, et pour ceux dont la virilité ne s'est pas encore affranchi de ses manifestations animales, de se battre ensemble.
La machine à produire collectivement du désir oriente aussi le désir de sécurité, de police partout pour tout, d'interdiction de circuler, de canalisation et de surveillance des masses.
Illustration de Tardi pour "Le Cri du peuple" sur la Commune de Paris, 1871
Ce ne sont plus les "hordes de barbares descendant de Belleville" de la Commune de Paris arborant le drapeau rouge qui inquiètent mais celles, plus bariolées et argentées, de supporteurs venus en France, touristes nomades circulant de stades en stades et priant de fan zones en fan zones.
Le désir de contrôle et d'interdiction se généralise alors à toutes celles et à tous ceux qui n'en sont pas: contrôle aux frontières, contrôle dans les gares, dans les centres villes, désir d'interdiction de manifestations parce que pendant l'Euro nos policiers sont fatigués...

Et puis, surtout, de manière insidieuse mais tout aussi désirée collectivement, désir de surveillance technologique, de vidéo surveillance de plus en plus fine, de contrôle des décisions et des comportements humains par la machine.
Surtout, oui surtout que l'arbitre ne se trompe pas, que ses décisions soient prises après le recours à la vidéo, que la main de Thierry Henry ou celle de Maradona soient sanctionnées (enfin, non pas celle de Thierry Henry), une vidéo dont les ralentis permettent de voir ce que l'oeil humain ne peut pas percevoir, sous des angles impossibles à la perception ordinaire (de face, de profil, par derrière, par au-dessus, au raz du sol)... Avec arrêt sur image: et là, tu la vois la main, et le hors-jeu, tu le vois le hors-jeu?
Le désir de surveillance technologique commence dans sa revendication à des fins aussi futiles que celles de savoir si – à 1/2 centimètre près et à la 1/2 seconde près – il y avait "bien" hors jeu...
Ce désir là, cette demande de l'image couplée au numérique, constitue finalement l'aboutissement totalement obscène du désir d'inhumanité où le radar flashe qui franchit la limite où les gestes de chacun peuvent être vus et commentés de tous.

Le spectacle du football préfigure une société désirée dans laquelle les contraintes sur les libertés ne seront pas imposées par un état totalitaire mais réclamées par un peuple soumis au désir d'être contraint.
"Et c'est là, dit sentencieusement le Directeur, en guise de contribution à cet exposé, qu'est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu'on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement: faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper."
Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes (Brave New World, 1932)

samedi 4 juin 2016

Muhammad Ali corps insoumis

Muhammad Ali en Saint-Sébastien, 1968
Ali est mort. The Greatest is dead.
Soixante-quatorze ans… Peu surprenant.
C’était un vieil homme, fatigué par la maladie.
Tremblant, murmurant, aux mouvements restreints.

En 1996,  déjà, j’avais pleuré de cette image d’Ali affaibli. C'était pour les Jeux olympiques d’Atlanta.
J’ai pleuré lorsque je l’ai vu s’avancer, flamme olympique à la main, portée à bout de bras, tremblant, dos voûté, s’avançant à pas comptés. Une flamme qui paraissait si lourde pour lui ancien champion du monde des lourds.

J’ai pleuré de le voir si faible mais surtout rattrapé par l’ordre sportif, lui, l’insoumis, utilisé comme symbole par la multinationale qu’est le Comité International Olympique (CIO).
Mes pleurs (incompréhensibles, de ces pleurs qui vous saisissent par surprise) étaient des pleurs de rage et de tristesse.


La tristesse venait de son corps altéré par Parkinson, épuisé de trop de coups reçus. Ce corps de déjà vieillard était en rupture totale avec les images de ce jeu de jambes flamboyant qui transformait Ali en danseur, mais en danseur-tueur, en rupture aussi avec son allonge, sa vitesse de bras. Sa force vive.

La tristesse de voir la lenteur de celui qui déclarait « I’m fast, I’m so fast ».
En 1996, il a 54 ans. Il en fait bien plus…  on avait désormais envie de le prendre dans ses bras pour le soutenir. Et pour lui murmurer à l’oreille: monsieur Ali, que faites-vous-là, vous, l’insoumis?


La rage venait de là, de l’effacement de la révolte, celle du gamin de Louisville, grande gueule, belle gueule. De cet insoumis condamné à cinq ans de prisons pour avoir refusé de partir faire la guerre aux Vietnam parce qu’aucun Vietnamien ne l’avait jamais traité de nègre… C’est ce combat contre les Etats-Unis blancs et guerriers que figure la couverture d’Esquire, Muhammad Ali en Saint-Sébastien.

Ali, la légende de l’insoumission du peuple noir qu’aucun sportif n’a autant incarné, au point que les Zaïrois, à Kinshasa en 1974 pour « le match du siècle » pensaient que son adversaire Georges Foreman, Big Georges, était blanc. Ali qui a – selon la légende car avec Ali tout, ou presque, est légende – jeté sa médaille d'or dans le fleuve Ohio, quelques années après l'avoir remportée en 1960 aux Jeux olympiques de Rome, parce qu’on avait refusé de le servir dans un restaurant pour Blancs.

What's my name
Muhammad Ali -Ernie Terrell 1967
Ali qui devient Ali après avoir choisi d’abandonner son nom de baptême – qu’il appelait son nom d’esclave – et qui lors du combat de 1967, à chaque coup qu’il porte à Ernie Terrell qui persistait à l’appeler Cassius Clay, lui crie « what’s my name? » (quel est mon nom?)


Ce qu’il reste d’Ali aujourd’hui, ce sont bien sûr quelques combats d’anthologie (Foreman, Frazier…) mais surtout des images, des photos de la première star sportive véritablement planétaire. Et des punchlines, que les plus belles plumes de rappeurs peuvent lui envier…
"I have wrestled with an alligator
I done tussled with a whale
I done handcuffed lighting
Thrown thunder in jail
Only last week, I murdered a rock
Injured a stone, hospitalized a brick.
I’m so mean, I make medicine sick
." (la vidéo)
ces phrases qu’il déclamait pour, dès avant le combat, affaiblir psychologiquement ses adversaires, ces mots qui prolongeaient son corps arrogant, ce corps qui flottait comme un papillon, piquait comme une guêpe. (Quand même en VO, ça claque mieux: « Float like a butterfly, sting like a bee »).

L’icône Ali incarne le corps insoumis, regard fier,  menton haut, parole cinglante, le sportif qui parle, qui pense et se rebelle, et qui a livré ses plus beaux combats contre l’éthique de la soumission.



sur Ali, lisez Alias Ali de Frédéric Roux (Fayard, 2013) et regardez When we were king, le documentaire de Leon Gast, 1996

mardi 22 mars 2016

Surveiller et frémir

Surveillance militaire, policière et machinale à Paris et Bruxelles...
Les attentats de Bruxelles, après ceux de Paris, de Londres, de Madrid ne cessent de pousser nos sociétés vers le désir sinon l'attente  de la surveillance totale.
Chaque attentat qui se passe sur le sol européen ou américain rappelle la vulnérabilité de tous, la fragilité de chacun devant les frappes d'hommes armés et déterminés à tuer, là où personne n'est en mesure de se défendre. Il ne s'agit plus d'informations exotiques venues de pays en guerre.
Attaquer des écoles, des universités, des centres commerciaux, des théâtres, poser des bombes sur des marchés, dans les métros ou dans les bus, mitrailler les terrasses des cafés, est une tactique certes lâche mais aisément importable et Ô combien efficace.
Devant l'exposition à ce risque insaisissable les autorités préconisent une surveillance généralisée. Face aux salauds en armes, les populations n'ont pas d'autre alternative que de la réclamer ou de se terrer.

Pourtant, les caméras de surveillance, le suivi du déplacement des personnes, leur étiquetage, la captation de leurs données personnelles... n'empêcheront ni la peur, ni les lâches et aveugles attaques destinées, au sens propre, à terroriser en semant la mort à l'improviste.

Il semblerait donc que nous soyons désormais (et pour un certain temps) condamnés à surveiller et frémir.

dimanche 20 mars 2016

De la vulnérabilité des femmes en temps de guerre

 Le viol dit « de guerre », n’est pas une nouveauté.

De nombreux travaux d’histoire ont rendu compte de la manière dont les soldats « se servaient », une fois un territoire conquis: la prise forcée des femmes après celle de la ville. Les crimes de guerre japonais comme les viols américains durant la Seconde Guerre mondiale sont désormais bien documentés.
Plus près de nous, les viols systématiques durant la guerre des Balkans, en République Démocratique du Congo et dans quasiment tous les conflits contemporains donnent lieu à des recueils de faits circonstanciés opérés le plus souvent pas des ONG.

Il n’est donc pas nouveau de parler de ces viols de guerre dans la presse .


La couverture du Time du 21 mars 2016 fait pourtant polémique malgré sa volonté de dénoncer ces violences ordinaires faites aux femmes.

Elle présente, de profil, le ventre proéminent d’une jeune femme de 18 ans, Ayak, enceinte de neuf mois suite à des viols multiples réalisés par des soldats qui l’ont également contaminée par le vih. Ayak vit dans le Sud du Soudan.
La polémique (qu'il faut lire pour saisir la suite de cet article) vient de l’exposition de son corps, noir, et de ce qui résulterait d’une chosification du corps de la femme noire, ce qui a suscité de nombreuses critiques sur Twitter notamment (reprise en fin de l’article de Big Browser) et ce qui pose un certain nombre de questions :

La couverture du Time est-elle raciste sous couvert d’une dénonciation féministe de crimes endémiques? Dénoncer (cette fois-ci au Soudan) l’appropriation par des hommes armés de ce qu’ils considèrent comme de la chair à sexe est-ce condamnable? L’exposition d’une victime de ces viols fait-elle d’elle une victime des médias? L’esthétisation de son corps lourd de l’enfant d’un viol est-elle condamnable? Et si oui qu’est-ce qui la rend condamnable? L’horreur doit-elle être montrée en toute obscénité ou peut-elle aussi être suggérée? Est-ce le contraste entre le corps attendrissant d’une femme enceinte – ce corps habituellement montré comme l’aboutissement de l’amour et du désir d’enfant – et l’horreur du viol collectif qui pose problème?


Le message est-il perverti par sa couleur de peau, son origine sociale et l’exploitation médiatique qui est faite de son image? Est-elle devenue plus vulnérable en étant exposée cette fois-ci non pas à l’appropriation de son corps par les soldats mais à celle de son image par la presse, et donc par autrui? Son corps lui a-t-il échappé une seconde fois, symboliquement désormais?


On le voit, le débat est sensible sur ce corps capté par la violence puis par la mise en scène de cette violence.


Ce qui apparaît inqualifiable d’un côté (le viol collectif légitimé par la force militaire) devient inqualifiable de l’autre (l’exposition du corps esthétisé d’une femme noire enceinte dudit viol).


Privez la photo de sa légende, et vous verrez une jeune femme noire. L’image pourrait alors être critiquée au nom de la finalisation du corps dans la maternité (les femmes sont faites pour faire des enfants) mais elle serait sans doute louée pour afficher en « Une » une femme noire, tant les femmes issues des minorités ethniques sont rares dans la presse (notamment en couverture des magazines).


C’est bien parce qu’il s’agit là d’un corps vulnérable que le débat est si fort, chacun et chacune sachant ce qui est bon pour cette femme qui pose, et le sachant mieux qu’elle… sans la connaître ni elle, ni son histoire.


lundi 8 février 2016

Revue Corps, le corps du rock

Le numéro 13 de la revue Corps publie deux dossiers dont "Le Corps du Rock" que nous avons dirigé avec Luc Robène.
Le second dossier intitulé "Arts immersifs" a, quant à lui, été coordonné par Anaïs Bernard et Bernard Andrieu.

Je dirai juste deux mots sur "Le Corps du Rock".
D'abord, il s'agit de réflexions à comprendre comme un point de départ à une réflexion plus large sur ce que le rock a généré dans le rapport au corps de plusieurs gnénérations depuis une soixantaine d'années.
Comme nous l'écrivons en introduction, "le rock a révélé le plaisir d'investir un corps remuant, pulsionnel, maquillé, tatoué ou percé, gouverné par l'absence apparente de limites et la revendication à jouir selon des modes d'expression loin des convenances, quitte à perdre sa vie dans les excès" ou, pourrions-nous conclure aujourd'hui en se rendant au concert au Bataclan.
Car ce corps jouissif du rock, ce corps remuant et communiant dans les concerts en a fait une cible de choix pour les nouveaux barbares. Dans ce dossier qui est à considérer comme un point de départ donc, nous donnons la place à des figures du rock (Mick Jagger, dans le très beau texte de François Bon, "l'invention de Mick Jagger par lui-même"), à des acteurs du rock (deux interviews, l'une de Denis Barthe, ancien batteur de Noir Désir, l'autre de Daniel Darc, ancien chanteur de Taxi Girl) mais nous observons aussi des engagements corporels spécifiques au rock, le corps du guitariste (analysé par Denis Mellier) ou le corps des fans corporellement engagés dans les concerts de New Model Army que  décrit par exemple Solveig Serre. Ce "corps mis à nu des prophètes de la modernité", selon la formule de Didier Manuel est déjà un corps révélateur du patrimoine immatériel de notre culture.
David Bowie sur un mur de Lyon, janvier 2016
by Dav
C'est un corps de stars qui disparaissent, récemment Lemmy Kilmister ou David Bowie par exemple,  Daniel Darc aussi (qui livre quelques pensées sur son corps marqué dans ce numéro) rappelant que les humains sont faits pour mourir, même ceux qui jouent du rock, même ceux qui sortent un album deux jours avant de mourir (Bowie) ou qui restent sur scène jusqu'au bout d'eux-mêmes (Lemmy), même ceux qui ont l'impression de commencer leur vie à 50 ans (Daniel Darc).
Lemmy Kilmister peint au lendemain de sa mort sur une devanture du bar Le Farmer à Lyon (déc. 2015)

Ces corps défunts ne disparaissent pas.
Ils accèdent à une représentation iconique.
Le corps multiple de Bowie comme le corps monolithique d'Emmy ont rejoint celui d'Elvis, de Morrison, d'Hendrix, de Freddy Mercury ou Amy Winehouse, de Lou Reed ou de Johnny Winter dans l'iconographie des légendes de la culture populaire.
Freddie Mercury

Ce numéro de Corps trace donc des perspectives bien plus qu'il ne caractérise de manière définitive ce que le rock a fait au rock et à la culture...

Il est pour nous une étape dans un travail qui se croise avec le corps punk, inscrit dans une histoire du punk (1976-2016) au sein du projet Punk is Not Dead. Un travail pour lequel nous ne pouvons que constater l'enthousiasme qu'il procure et le travail de mémoire qu'il produit à chaque fois que nous en parlons.
à suivre donc...



Amy Winehouse

lundi 11 janvier 2016

le corps Alien de Bowie

Après Lemmy, Bowie. Une autre icône du rock s'en est allée.
Et quelle icône!
Dans mon billet sur Lemmy, j'en faisais le corps du rock. Un corps du rock parmi d'autres mais qui incarnait la virilité rock dans sa manière de jouer comme dans sa manière d'être et de parler.
Un corps érotique aussi, dont l'érotisme venait précisément de cette manière de se camper sur scène, cheveux aux vents, voix rauque crachant dans le micro au-dessus, la basse en érection.
Un corps brut. Quasiment inchangé si ce n'est par l'âge puis la maladie.
Tout le contraire de Bowie au corps souple et fin, androgyne, transformé tout au long de sa carrière. Un corps modifié, transformé, un corps de mutant, un corps d'alien. Un corps qui annonçait ce qui pouvait advenir au corps lorsqu'on saurait conquérir les poussières d'étoile avec Ziggy, un corps de rebel rebel.

Bowie, un corps d'alien Queer
C'est ce corps qu'Helen Green a utilisé pour réaliser ce remarquable Gif qui anime les visages des époques de Bowie et celui qui ouvre ce billet.

C'est ce corps changeant de coiffures, de maquillage, de costume que Martin Vindberg a aussi présenté sur son blog du Monde.
Bowie était un corps sensuel, érotique, séduisant autant les femmes que les hommes, combinant la virilité rock, la sensualité du dandy et une féminité travaillée pour brouiller les frontières du genre. Un corps qui a électrisé les foules en concert et fasciné les fans tout en les déroutant à chaque changement musical et corporel.




le corps Alien de Bowie venu des étoiles (comme tout bon alien) est reparti dans les étoiles, en laissant quelques traces de poussières

Le jour où j’ai stoppé les Popovs dans le Bugey* « Comme il faut mal aimer son peuple pour l’envoyer à des choses pareilles. À présent je...