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le faux cadavre de Ben Laden |
Alors que le web s'enflamme à cette nouvelle, je ne peux pas ne pas faire le parallèle avec une autre information que j'avais commentée ici: l'arrestation de Laurent Gbagbo. Le commentaire tournait autour de l'idée de la nécessité qu'il y avait à montrer le corps du président déchu dans sa déchéance physique : Laurent Gbagbo en maillot de corps, et sa femme, Simone, décoiffée, débraillée, dépitée. L'image de ces corps débarrassés de leur prestance alimentait la rhétorique du nouveau pouvoir en place.
L'annonce de la mort de Ben Laden s'accompagne au contraire de l'effacement de son corps mort. Ben Laden est mort mais son cadavre manque encore.
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Europe 1 illustre la mort de Ben Laden par une photo truquée |
L'arrestation de Gbagbo avait donné lieu au même procédé: la diffusion à grande échelle et sans vérification d'une image bidouillée sur la toile.
La fascination pour l'image de l'ennemi mort s'illustre dans cette mise en scène. Pour aller plus loin dans l'analyse, je vous renvoie à l'article de Thierry Hardier et Danièle Voldman dans Corps en guerre. 2 de Quasimodo: "Les dépouilles de l'ennemi, entre hommage et outrage".
Pour en revenir à la mort de Ben Laden, ce qui marque, c'est la triple disparition qui en accompagne l'annonce:
• d'abord, la disparition du chef de guerre d'Al Quaida: Ben Laden est mort. Physiquement. Il a été réduit à l'état de cadavre par les forces militaires américaines, accompagné de quelques membres de sa famille.
• ensuite, l'appropriation de son corps par les Américains. Selon le président des Etats-Unis (voir l'intégralité de la vidéo Osama bin Laden Dead): "Aucun Américain n'a été blessé. Après un échange de coups de feu, ils ont tué Oussama Ben Laden et ont récupéré son corps." Le corps en question est devenu possession américaine. La dépouille de l'ennemi a été confisquée.
• enfin, son inhumation en haute mer. Selon les autorités américaines son corps a été enseveli en pleine mer pour respecter les usages musulmans commandant la nécessité qu'un corps soit enterré dans les vingt-quatre heures ayant suivi sa mort. Le cadavre a ainsi disparu comme l'on dit pour un navire perdu en mer: corps et bien.
Ce que l'on peut donc dire, c'est que Ben Laden a été effacé physiquement avant que son corps ne soit effacé, dans tous les sens du terme. Aucune image n'est disponible à ce jour, ni aucun lieu précis concernant son inhumation.
Les autorités américaines affirment avoir agi dans l'urgence, afin de respecter les rites musulmans. Il semble surtout que cela ait permis d'éviter toute complication liée à l'accueil du cadavre sur un territoire national.
Symboliquement, cette succession de décisions américaines n'est pas anodine.
En privant Al Quaida – ou les Talibans dont il était proche – du corps de son chef, elles privent le mouvement islamiste de la possibilité de mettre rituellement en scène sa dépouille. En confisquant son corps, elles interdisent d'alimenter par l'image la rhétorique de Ben Laden comme martyr (le corps porté à bout de bras par ses compagnons d'arme au milieu de la foule).
En l'ensevelissant en haute mer, les Etats-Unis l'inhume au sens second: en un premier sens, le plus usuel, inhumer signifie porter en terre selon les cérémonies funéraires d'usage. Or, ici, point de mise en terre. Quant aux cérémonies funéraires, nous n'en savons rien, si ce n'est précisément qu'elles peuvent difficilement respecter les règles de l'Islam qui supposent que le corps soit porté en terre, sans cercueil, disposé parallèlement à la Mecque, le visage tourné vers la Kaaba (selon les réactions de la Grande Mosquée de Paris à l'information, rapportées par Le Monde du 2 mai 2011).
Dans un second sens, inhumer signifie "faire disparaître, faire oublier, mettre un terme".
La mort de Ben Laden moins le corps qui en atteste, va bien dans ce sens. Il s'agit d'effacer la figure du mal, figure justificatrice de bien des politiques de privation de liberté depuis 2001, même si cette figure correspondait à une influence très largement surévaluée (voir d'Alain Gresh, La mort d'Oussama Ben Laden).
Il ne s'agit pas de "l'effacement ritualisé du corps" dont avait parlé David Le Breton (1984, dans les Cahiers internationaux de sociologie) mais de l'effacement des rituels de mémoire par la confiscation du corps.
Dans l'article cité plus haut, Thierry Hardier et Danièle Voldman notaient: "La prise en charge des funérailles de l’adversaire, le fait de le laisser organiser ses propres pompes témoignent, simultanément, d’une interruption dans le cycle de la violence. Percevoir derrière l’ennemi celui avec qui l’on conclura une paix, accomplir des gestes exprimant le respect a de multiples sens : une fidélité à l’image de soi, une conception de l’honneur militaire, un engagement politique, un signal – promesse ou avertissement – aux opinions publiques, à l’intérieur de son propre camp, comme en direction des alliés, des neutres ou des ennemis."
Le storytelling américain n'a que faire de ses précautions nées des guerres contemporaines. Il fallait non seulement effacer le méchant du théâtre actuel, mais ne permettre qu'il n'en subsiste aucune trace (sur la question des traces des morts, voir de Louis-Vincent Thomas: La Mort en question. Traces de mort, mort des traces, Paris, L'harmattan, 1991, réédition 2002).
En soustrayant le corps mort de Ben Laden, les Marines américains participent à en effacer les traces. Pas de rites, pas de lieu de mémoire. Pas de trace.
Pour un peu, on pourrait penser que Ben Laden n'a jamais existé.
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Bin Laden's death face fake Le montage de la mort de Ben Laden voir sur arretsurimages.net |
mise à jour du 4 mai:
• Le Monde titre à peu près la même chose que ce Billet: La fin de Ben Laden, un mort sans cadavre. Ce même jour, la polémique se centre sur la nécessité de montrer les clichés dont disposeraient les Etats-Unis de la dépouille de Ben Laden. Finalement, l'effacement du corps questionne plus qu'elle ne règle le problème Ben Laden.
Soren Seelow qui signe l'article du monde énonce la même idée: "le gouvernement américain a opté pour l'immersion dans le même but : liquider une bonne fois pour toutes la réalité physique de Ben Laden, à défaut d'être venu à bout de son héritage idéologique"
• Flore Galaud, dans Le Figaro, signe un article sur "les photos des cadavres qui ont fait débat dans l'histoire". L'article énumère essentiellement le corps des dictateurs du XXè siècle, de Mussolini à Saddam Hussein, en passant par Hitler et Ceaucescu.
mise à jour du 18 mai 2011:
Un point de vue d'Hosham Dawod confirme les approximations américaines dans le traitement de la dépouille de Ben Laden, et ses effets sur les islamistes: "“L'emmerement” d'Oussama Ben Laden risque de le transformer en mythe". Selon lui, et même si l'argumentation reste à développer, l'absence de lieu de recueillement n'aurait pas d'impact sur l'élaboration d'une légende Ben Laden.
• Le Monde titre à peu près la même chose que ce Billet: La fin de Ben Laden, un mort sans cadavre. Ce même jour, la polémique se centre sur la nécessité de montrer les clichés dont disposeraient les Etats-Unis de la dépouille de Ben Laden. Finalement, l'effacement du corps questionne plus qu'elle ne règle le problème Ben Laden.
Soren Seelow qui signe l'article du monde énonce la même idée: "le gouvernement américain a opté pour l'immersion dans le même but : liquider une bonne fois pour toutes la réalité physique de Ben Laden, à défaut d'être venu à bout de son héritage idéologique"
• Flore Galaud, dans Le Figaro, signe un article sur "les photos des cadavres qui ont fait débat dans l'histoire". L'article énumère essentiellement le corps des dictateurs du XXè siècle, de Mussolini à Saddam Hussein, en passant par Hitler et Ceaucescu.
mise à jour du 18 mai 2011:
Un point de vue d'Hosham Dawod confirme les approximations américaines dans le traitement de la dépouille de Ben Laden, et ses effets sur les islamistes: "“L'emmerement” d'Oussama Ben Laden risque de le transformer en mythe". Selon lui, et même si l'argumentation reste à développer, l'absence de lieu de recueillement n'aurait pas d'impact sur l'élaboration d'une légende Ben Laden.