jeudi 22 août 2013

Isinbayeva l'homophobie ordinaire d'une sportive extraordinaire

Isinbayeva devient championne du monde
du saut à la perche. Moscou 2013

Qu'est-ce qui a conduit à un tel déferlement de condamnations des propos d'Yelena Isinbayeva, suite à la conférence de presse qu'elle a donnée le jeudi 15 août 2013 après sa médaille d'or au saut à la perche, lors des championnats du monde de Moscou?
Pourquoi, celle que tous les médias adulaient la veille, est-elle devenue l'objet de toutes les indignations de ces mêmes médias? Pourquoi, encore, les médias ne croient pas qu'elle a été "mal comprise", même s'ils relaient les réactions de la championne à l'anathème mondial dont elle a été l'objet?

Depuis le 30 juin 2013, la Russie s'est dotée d'une loi condamnant la "propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles devant mineur" punissant toute manifestation publique (exposant les revendications pour la fin des discriminations ou des violences ciblant des gays et des lesbiennes et la reconnaissance à leur égard de tous les droits humains) par de fortes amendes et des peines de prison.
Cela pourrait être une simple affaire intérieure si la loi ne prévoyait également l'emprisonnement puis l'expulsion pour les "propagandistes" étrangers.
Mais ce qui attire l'attention, c'est que d'une part  cette loi est manifestement homophobe (puisqu'elle pénalise toute prise de parole publique revendiquant des droits pour les homosexuel-le-s en l'assimilant à de la propagande). Et, par ailleurs, la Russie va accueillir les Jeux olympiques d'hiver, à Sotchi, en février 2014 et la loi s'appliquera à tous les athlètes présents ainsi qu'aux journalistes.


C'est à une question sur cette loi et sur les critiques que des athlètes pouvaient exprimer qu'Isinbayeva a réagi, avec ses tripes.
Qu'a-t-elle dit?
Dans un anglais approximatif mais suffisamment maitrisé pour être compris, elle a prononcé les phrases suivantes:

"If we allow to promote and do all this stuff on the street, we are very afraid about our nation because we consider ourselves like normal, standard people, we just live boys with women, women with boys" ("Si nous autorisons la promotion de tout ça dans la rue, nous sommes très inquiets pour notre nations parce que nous [les Russes] nous considérons comme des gens normaux; nous vivons juste les hommes avec les femmes, les femmes avec les hommes

"It comes from history. We never had these problems in Russia, and we don't want to have any in the future." (ça vient de l'histoire. Nous n'avons jamais eu ces problèmes en Russie et nous ne voulons pas les connaître dans le futur")

Très clairement, l'extraordinaire championne qu'est Isinbayeva (huit records du monde, vingt-deux titres mondiaux) révèle une homophobie très ordinaire. Elle ne fait pas que défendre une loi de son pays à laquelle elle adhère. Elle exprime sa conviction profonde que la normalité se confond avec l'hétérosexualité. Les choses sont tellement évidentes pour elle, que c'est avec un sourire appuyant ses arguments qu'elles sont dites.
Cependant, en se centrant sur les propos d'Isinbayeva, les réactions d'indignation ne permettent pas de poser le problème. Certes, Isinbayeva est maladroite, d'une maladresse qui lui vient de l'évidence que, pour elle, la vie se fait, "boys with women, women with boys". Mais, elle est l'arbre qui cache la forêt. Et il faut se demander combien d'athlètes (hommes ou femmes) auraient pu tenir des propos similaires.
D'autres athlètes Russes ont réagi dans le même sens. Le directeur technique nationale de l'athlétisme russe en a fait de même.  Jusqu'aux relayeuses du 4x400m que des interprétations hâtives et non fondées avaient érigées en icônes de la résistance à la loi homophobe de Poutine, indignées que la manifestation de leur joie ait pu être confondue par les médias occidentaux avec des gestes de rébellion lesbienne.

Quand un baiser devient un geste de revendication...
imaginaire
 Il faut se demander, oui, ce qu'auraient pu dire la majorité des athlètes hommes et femmes, venus d'Afrique, d'Asie, mais aussi d'Europe et même de France.

La lutte contre l'homophobie dans (et par) le sport est légitime. Il ne faut néanmoins pas oublier qu'elle produit des réactions homophobes qui n'ont pas conscience de l'être ou bien même que de nombreuses manifestations homophobes ne son pas perçues comme telles par celles et ceux qui les produisent.

Fonction éducative de l'homophobie
La loi russe et l'éducation reçue par Isinbayeva fonctionnent comme des éléments contraignants qui  renforcent l'homophobie au plan d'une société et en chaque individu.
Isinbayeva a été éduquée dans et par l'homophobie. La définition de la normalité qu'elle exprime vient de là. Ses propos touchent un vaste public parce qu'ils sonnent justent. Il contribuent à l'inculcation des normes sociales dont se prévaut Isinbayeva, parce que l'interview d'une championne est un vecteur de propagande en apparence anodin.
Yelena Isinbayeva se considère comme une femme "normale". On peut même dire qu'elle est une femme au-dessus de tout soupçon quant à sa féminité. Le saut à la perche est pourtant un des sports où l'arrivée des femmes a été la plus tardive (2000 pour les Jeux olympiques d'été). Il fait partie de ces sports pour lesquels on pensait les femmes fragiles voire incapables (en athlétisme, avec le triple saut, le 300m steeple, ailleurs, en haltérophilie, en lutte, en rugby...). C'est donc, en conséquence, un des sports où les femmes doivent d'autant plus attester de leur féminité selon deux niveaux:
– leur apparence féminine
– leur orientation sexuelle
Isinbayeva fournit sur ce point une sorte de modèle d'affirmation de ce qui se juge (par elle-même) comme étant la normalité:
elle est féminine et sexy (elle est maquillée, porte des bijoux, évolue dans des tenues très courtes et très moulantes qui permettent de relayer l'image de ses fesses des milliers de fois sur Internet sans que sa musculature ne fonctionne comme repoussoir, contrairement à Serena Williams ou Marion Bartoli victimes l'une et l'autre de sexisme en raison de leur apparence)

ET: elle va devenir maman
Celle qui considère que l'homosexualité relève du privé affiche son hétérosexualité en annonçant qu'elle va désormais "faire" un enfant (et non pas en adopter un).

Tout en étant en désaccord avec elle, il est difficile de lui en vouloir et de la condamner pour avoir exprimé une réalité si profondément inscrite dans sa vision du monde. S'extraire de l'homophobie reçue par son éducation suppose en effet un travail sur soi qui est aussi un travail contre soi et contre la société qui nous a produit. En revanche, ce qui est plus problématique, c'est la prise de position d'une personnalité dont la parole peut faire autorité en raison de l'impact émotionnel qu'elle suscite. Ce qui s'est joué dans la prise de parole d'Isinbayeva, c'est le passage d'une homophobie ordinaire à sa mise au service d'une homophobie d'Etat.

De l'homophobie ordinaire à l'homophobie d'Etat



Insinbayeva et Poutine lors de la cérémonie
du prix sportif international Laureus Sports Awards
L'homophobie ordinaire coule dans le sport. Certes, depuis dix ans en France et depuis un peu plus longtemps en Amérique du Nord, en Australie et chez certains voisins européens, une vigilance émerge quant aux manifestations publiques et explicites de l'homophobie ainsi que vis-à-vis des remarques et propos homophobes non perçus comme tels par celles et ceux qui les tiennent. En une dizaine d'années en France, nous sommes passés d'une dénonciation militante de l'homophobie par les militants gays et lesbiens à une vigilance collective diffuse. Les grands titres de presse relaient désormais la presse LGBT (Tétu, Yagg et d'autres) ou les associations militantes dans leur combat contre l'homophobie. L'enquête sur le foot professionel réalisée par Anthony Mette a été largement reprise dans la presse (ici dans Le Parisien).

Mais en Russie, l'ambiance n'est pas à cette dénonciation. Bien au contraire. L'homophobie d'Etat se traduit pas la multiplication des interdictions de défiler, par la maltraitance systématique des militants, par leur humiliation, leur détention et par l'absolution des violences physiques et collectives perpétrées par des militants explicitement homophobes.
C'est peut-être ça qui est le plus gênant: qu'une athlète au sommet de sa gloire n'ait pas eu la retenue de ne rien dire, de garder pour elle ses certitudes.
Ce qui est le plus gênant, c'est qu'elle ait exprimé tout haut ce qu'elle reproche aux homosexuels; qu'elle ait affirmé haut et fort ce qu'elle considère comme relevant du privé et de l'intimité.
Ce qui est le plus gênant, c'est qu'au nom de ses croyances elle ait donné son accord à une discrimination publique.
Ce qui est le plus gênant, c'est qu'elle ait fourni à un Etat homophobe un soutien sans faille, auréolé d'or.




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Les réactions suscitées par les prises de position d'Isinbayeva sont nombreuses en France. 
En voici quelques unes:
• celle de la Fédération Sportive Gaie et Lesbienne qui réclame des prises de position fortes de nos institutions
• celle de Didier Lestrade, co-findateur d'Act-Up Paris qui demande une radicalisation des positions du militantisme LGBT
• celle de Maryse Ewanjé-Epée ancienne internationale d'athlétisme ou celle très mesurée (c'est le moins qu'on puisse dire) de Renaud Lavillenie
celle de Bernard Andrieu, philosophe, qui rappelle que le sport "ne neutralise pas les corps" et que l'éthique des sportifs et des sportives ne se réduit pas à respecter la supposée "éthique du sport"
et puis bien sûr, dans la presse, de nombreux articles sont disponibles, ici dans le Monde: les Jeux de Sotchi ne doivent pas être les Jeux du silence, ici dans les Inrocks, sous la plume d'Anne Laffeter: Occupy Sotchi

1 commentaire:

  1. Si considérer que la normalité est qu'un homme soit avec une femme et vice et versa, vous le considérez comme une expression homophobe vous vous trompez. Pire vous sombrez dans les principes de pensée unique...

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